L’histoire tragique de Friztnel Richard, ce migrant haïtien retrouvé mort à la frontière entre les États-Unis et le Canada le 4 janvier dernier, a eu des échos jusqu’à Miami et dans la Petite Haïti, où une importante communauté haïtienne s’est établie au fil des ans. La Presse est allée à leur rencontre.

(Miami) Ils sont des dizaines à faire la file à l’extérieur du bâtiment clôturé qui héberge le Sant La, un organisme bien établi de North Miami qui offre une foule de services communautaires. Tous sont là pour la même raison : obtenir de l’aide pour remplir leurs précieux papiers d’immigration.

« S’il y a 100 Haïtiens qui arrivent à Miami, peut-être que j’en vois 80, parce qu’ils viennent tous au Sant La, on a une réputation », témoigne le coordonnateur de projet au Sant La, Guibert St. Fort.

L’homme assure avoir entendu parler de l’histoire de Fritznel Richard par l’entremise d’un de ses amis venus le rencontrer pour ses papiers. Ce dernier lui aurait confié que M. Richard comptait revenir aux États-Unis dans l’espoir d’obtenir son Temporary Protected Status (TPS), un projet qui s’est conclu de manière tragique durant les Fêtes1.

Franchir ainsi la frontière canado-américaine, c’est ce que font de nombreux demandeurs d’asile, indique Guibert St. Fort.

Ils [les Haïtiens qui arrivent à Miami] s’arrangent pour se rendre au Canada, puis ils font le va-et-vient entre les deux pays et s’établissent là où leur situation leur offre les mêmes avantages. C’est l’idée générale.

Guibert St. Fort, coordonnateur de projet au Sant La

La fin du rêve canadien ?

À quelques coins de rues de là, tous les dimanches, à l’église catholique Notre-Dame-d’Haïti, en plein cœur du quartier de la Petite Haïti, des centaines de fidèles se rassemblent pour assister à l’une des quatre messes célébrées en anglais et en créole.

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Une foule compacte sort de l’église catholique Notre-Dame-d’Haïti, dans la Petite Haïti, à Miami, à la fin d’une messe.

« Cette nouvelle [la mort de Friztnel Richard] nous a vraiment choqués. C’est encore une mort gratuite. Il y a tellement de vies qui sont dilapidées », témoigne le père Youri Jules.

L’éccléastique connaît bien la situation des migrants haïtiens. Chaque semaine, une dizaine d’entre eux se présentent à l’église, dans une salle sombre située à l’arrière, pour y rencontrer des avocats et remplir leurs papiers d’immigration.

Ils sont venus du Chili ou du Brésil, par la route que des dizaines de milliers de migrants ont empruntée avant eux : à pied, à travers la jungle de l’Amérique centrale.

Arrivé à Miami avec ses deux enfants et sa femme, Jonas Septiles est en Floride depuis quatre mois. « Travailler et habiter ici », répond-il lorsqu’on lui demande ce qu’il compte faire, une fois ses papiers en ordre. « Une fois que j’aurai le TPS, je pensais visiter le Canada », ajoute-t-il ensuite.

Mais de moins en moins de ces migrants projetteraient de se rendre au nord de la frontière, remarque l’un des avocats présents ce jour-là, Onel Joseph. « Comparé à la situation durant l’administration Trump, lorsque beaucoup de gens envisageaient d’aller au Canada, oui, il y en a beaucoup moins aujourd’hui », explique-t-il, assis derrière la table pliante en plastique qui lui sert de bureau pour la matinée.

Les demandeurs d’asile débarqués à Miami seraient dorénavant plus portés à réclamer l’asile aux États-Unis.

« Ils le font avant de se rendre au Canada, ce qu’ils ne faisaient pas avant ici. Ils pouvaient toujours, mais Trump changeait constamment les règles [...] », rappelle-t-il.

En vertu d’un armistice décrété par le gouvernement fédéral, les citoyens d’une liste de nations choisies car elles sont instables peuvent rester sur le sol américain plutôt que d’être expulsés, comme c’est aussi le cas au Canada à l’heure actuelle.

Une réalité différente

À Montréal, les organismes venant en aide aux demandeurs d’asile ont récemment lancé un appel à l’aide tellement ils sont débordés par la vague actuelle. À North Miami, la situation est complètement différente, explique le maire de la municipalité, Alix Désulmé, qui dresse un tout autre portrait dans sa municipalité.

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Alix Désulmé, maire de North Miami

« Les gens viennent rejoindre leurs familles ici, ils ne sont pas à la rue. Et dès qu’ils le peuvent, ils se mettent au travail », confirme Alix Désulmé, qui vient tout juste de quitter son poste à la tête du National Haitian American Elected Officials Network (NHAEON).

C’est à ce titre qu’il a rencontré, dans la Petite Haïti, le démocrate Joe Biden, en octobre 2020, en pleine course électorale pour détrôner Donald Trump.

« La promesse qu’il avait alors faite était que le traitement des migrants serait meilleur, et beaucoup d’entre nous l’ont cru », se souvient-il. La suite des choses l’a toutefois déçu.

« Ce qu’on a vu, et ce qui s’est passé, c’était troublant », dit-il en rappelant que l’administration Biden a continué d’utiliser le Titre 42, un mécanisme permettant aux États-Unis de renvoyer tous les migrants dans leurs pays sans autre forme de procès, en vertu de l’urgence sanitaire.

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Marjorie Villefranche, directrice générale de la Maison d’Haïti

À Montréal, Marjorie Villefranche, directrice générale de la Maison d’Haïti, ne se montre pas surprise par ces propos. « Quand vous allez en Floride, ce sont des gens qui sont installés là-bas. Les gens qui viennent ici ne sont pas installés, c’est pour ça qu’ils viennent ici », explique-t-elle.

Si certains viennent au Québec, c’est parce qu’ils ont espoir d’un jour réussir à régulariser leur situation, dit-elle. « J’ai l’impression qu’ils se disent que tant qu’à n’avoir pas de papiers, mieux vaut aller [au Canada]. Mais ici, c’est lent, mais ça va [peut-être] arriver, alors que là-bas, vous serez illégal toute votre vie », soupire Marjorie Villefranche.

De l’inquiétude

Les programmes mis en place par l’administration Biden pour encourager les demandeurs d’asile à passer par les voies officielles plutôt qu’en prenant la mer ont mal été communiqués, poursuit Alix Désulmé : « Les gens ne savent pas qui satisfait aux critères, combien de places sont réservées pour les Haïtiens. Est-ce premier arrivé, premier servi ? Sans parler du fait que rien n’a été traduit en créole. »

Cette approche crée de l’inquiétude dans la communauté haïtienne de Miami, confirme le père Youri Jules.

« Tout ça dépend du gouvernement. Aujourd’hui c’est démocrate, on vous facilite les choses, et demain c’est républicain et on vous rend les choses difficiles. Vous ne savez pas demain, dans deux ans, ce qui peut se passer. »

C’est la raison pour laquelle le Canada reste une solution pour de nombreux ressortissants haïtiens, croit l’ecclésiastique. Et ce, même si à peine plus de la moitié des demandes d’asile de ressortissants haïtiens présentées au nord de la frontière en 2022 ont été acceptées, selon des chiffres de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.

1. Lisez l’article « Homme trouvé mort près du chemin Roxham : une traversée en pleine tempête »