(Washington) Aux États-Unis, les avocats ont l’habitude de déposer plainte dans les tribunaux censés leur être favorables, mais la tradition du « magasinage judiciaire » fait l’objet de nouvelles critiques après une série de décisions très politiques.

Quand l’acteur Johnny Depp avait décidé de poursuivre son ex-femme Amber Heard – parce qu’elle s’était présentée comme une victime de violences conjugales dans une tribune publiée par le Washington Post –, il n’avait pas saisi la justice de Californie, où il vit.

La vedette avait porté plainte dans l’État de Virginie, où la législation concernant la diffamation sont plus favorables aux plaignants. Il s’était appuyé sur le fait que les serveurs et les imprimeries du quotidien y sont localisées.

« Un plaignant choisit toujours le forum le plus avantageux pour lui, sur la base de plusieurs critères portant sur des aspects pratiques, de procédures ou s’il pense que ses juges seront réceptifs » à son dossier, explique à l’AFP Bruce Green, professeur à la faculté de droit Fordham.

Si le plaignant peut choisir son tribunal, il n’est en revanche pas censé choisir son juge, surtout au niveau fédéral. Les magistrats fédéraux sont en effet des généralistes et la règle veut que les dossiers qui arrivent dans leur tribunal soient distribués de manière aléatoire.

Mais dans certains États, et particulièrement au Texas, la géographie a introduit un biais : « il y a beaucoup d’endroits qui sont loin de tout, si bien qu’il existe de petites divisions avec un unique juge fédéral », explique Joshua Blackman, professeur de droit constitutionnel à l’université du South Texas.

« Extrémiste »

C’est le cas d’Amarillo, dans le nord-ouest du Texas, où Matthew Kacsmaryk est le seul juge fédéral. Avant d’être nommé à ce poste par Donald Trump, il était juriste pour une organisation de la droite chrétienne et affiche des vues ultraconservatrices.

Stratégiquement, des opposants à l’avortement ont créé en août une nouvelle coalition « Alliance for hippocratic medicine » et l’ont domiciliée à Amarillo. Trois mois plus tard, ils portaient plainte contre la pilule abortive, avec la certitude qu’elle atterrirait sur le bureau du juge Kacsmaryk.  

Vendredi, il leur a donné raison en décidant de suspendre, à partir du 15 avril, l’autorisation de mise sur le marché de la mifépristone (RU 486).  

Sa décision a suscité une forte émotion chez les démocrates, leur chef au Sénat Chuck Schumer s’étranglant à l’idée que « des militants de droite aient pu choisir un magistrat extrémiste » pour obtenir une décision valable dans l’ensemble des États-Unis.

Le « magasinage judiciaire » a longtemps été perçu comme anodin, mais ces dernières années, il « a davantage porté sur des sujets d’intérêt national avec des conséquences drastiques », ce qui suscite de nouvelles inquiétudes, relève Bruce Green.  

Avant le juge Kacsmaryrk, d’autres magistrats ont en effet rendu des « injonctions nationales » pour bloquer des politiques adoptées par les gouvernements de Barack Obama, Donald Trump ou Joe Biden, notamment en matière migratoire ou de droits des personnes transgenres.

« Drastiques »

Pour Joshua Blackman, deux facteurs ont nourri cette tendance.

En 2013, le Sénat, qui est chargé par la Constitution américaine de confirmer les juges fédéraux nommés par les présidents, a changé ses règles : les magistrats n’ont plus besoin que de 50 % des voix des sénateurs contre 60 % auparavant.

Puisqu’ils n’ont plus besoin de l’appui d’élus d’opposition, les présidents « nomment des juges plus éloignés du centre […] qui sont plus marqués idéologiquement », souligne le professeur.

En parallèle, dit-il, les procureurs généraux des États – qui sont des élus – « sont devenus de plus en plus agressifs envers l’Exécutif » s’il n’est pas de la même couleur politique.  

Celui du Texas, le républicain Ken Paxton qui, en deux ans, a porté plainte à 26 reprises contre des mesures de l’administration Biden, dont sept à Amarillo, incarne les excès du « magasinage judiciaire », selon le professeur de droit Steve Vladeck.

Cette pratique « est un vieux problème […] mais ce que M. Paxton et d’autres font est bien plus dangereux » pour l’État de Droit, a écrit cet expert dans un éditorial publié par le New York Times.  

Si rien n’est fait […] des juges aux vues marginales, que personne n’a élu, seront de plus en plus capables de dicter des politiques pour tout le pays.

Steve Vladeck