(Philadelphie) C’était une belle soirée froide de janvier. Kerla Milius était restée pour discuter avec des camarades de classe à l’université où elle fait des cours d’enrichissement, au centre-ville de Philadelphie.

Quand elle est sortie du métro pour retourner chez elle, dans le nord-ouest de la « ville de l’amour fraternel », la soirée a pris un mauvais tournant. « Une voiture de police s’est arrêtée à côté de moi, dit l’élève de 12année. Ils m’ont demandé si j’étais majeure. Comme je ne le suis pas, ils m’ont prévenue qu’ils pourraient m’arrêter parce que je contrevenais au couvre-feu de 22 h. C’était comme un cauchemar. »

PHOTO FOURNIE PAR KERLA MILIUS

Kerla Milius

En décembre dernier, le conseil municipal de Philadelphie a adopté ce nouveau couvre-feu, qui oblige les moins de 18 ans à rester chez eux après 22 h, sauf s’ils ont des obligations de travail ou d’études, ou encore s’ils sont en compagnie de leurs parents. Jusqu’alors, les adolescents de 16 et 17 ans pouvaient rentrer chez eux à minuit.

« Le couvre-feu faisait partie du code municipal depuis des décennies, mais n’était pas appliqué », explique le seul des 16 membres du conseil municipal qui a voté contre la mesure, David Oh. « On l’a ressuscité durant les émeutes contre la violence policière il y a 10 ans, et récemment à cause de la hausse de la criminalité pendant la pandémie. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE DAVID OH

David Oh, conseiller municipal de Philadelphie

Je suis contre parce que les jeunes qui causent des troubles ne se font pas prendre. Les chiffres relatifs à la criminalité juvénile, en tout cas, ne bougent pas. Et ça crée beaucoup de situations où la police arrête des gens qui n’ont rien fait.

David Oh, conseiller municipal de Philadelphie

La conseillère qui a piloté le dossier, Katherine Gilmore Richardson, a affirmé en conférence de presse que le couvre-feu permet de diminuer le nombre de « jeunes impliqués dans des crimes simplement parce qu’ils sortent trop tard ». Mme Gilmore Richardson n’a pas répondu à plusieurs demandes d’entrevue de La Presse.

La peur des fusillades

« Je n’ai pas vu de diminution de la criminalité dans mon quartier, dit Mme Milius. De toute façon, personne ne veut rester tard dans la rue à cause du risque d’être pris dans une fusillade. »

Entre 2019 et 2022, le nombre d’homicides a augmenté de 353 à 516 à Philadelphie, une ville de la taille de Montréal, qui a connu 39 meurtres en 2022 (contre 24 en 2019). L’écart entre les deux villes est plus important que la différence moyenne entre les taux d’homicides au Canada et aux États-Unis, qui sont respectivement de 2 et 8 pour 100 000 habitants.

À la sortie des classes de l’école secondaire Constitution High, au centre-ville de Philadelphie, quatre jeunes de 11année acceptent de répondre aux questions de La Presse, mais ne veulent pas donner leur nom de famille. Jordan, Aleah, Jaylaih et Ayanna disent à la fois ne pas avoir peur d’enfreindre le couvre-feu et détester les interactions avec les policiers qu’il entraîne.

« Quel couvre-feu ? », ironise tout d’abord Jordan, avant de se vanter de courir plus vite que les voitures de patrouille.

Le meilleur couvre-feu, c’est qu’on ne peut pas vraiment être en sécurité la nuit dans mon quartier.

Ayanna, élève de 11e année à l’école secondaire Constitution High

« Mais quand on est un gros groupe, il y a moins de risques. La police devrait nous faire confiance pour assumer notre propre sécurité », clame la jeune fille.

Un manque criant de policiers

La Presse est montée dans une voiture de patrouille de la police de Philadelphie pour une soirée, début mars. L’agent Mike Duffy, un vétéran qui arpente les rues de la ville depuis plus de 20 ans, confie que rares sont les arrestations en raison du couvre-feu. « La Ville nous a interdit d’arrêter les voitures pour des infractions mineures, comme un phare non fonctionnel, pour des raisons d’équité raciale, dit l’agent Duffy. Alors pourquoi j’interromprais une partie de basket à laquelle participent des joueurs qui ont peut-être 17 ans, peut-être 18 ans ? »

Il passe sans s’arrêter près d’un terrain de basketball où jouent une quinzaine de jeunes.

Souvent, on n’est pas assez pour répondre aux appels, alors on ne peut pas arrêter un jeune seulement pour une violation de couvre-feu.

Mike Duffy, policier du Philadelphia Police Department

« La semaine dernière, j’ai arrêté un jeune de 12 ans qui avait fait trois cambriolages à main armée dans des résidences. On l’avait reconnu grâce à des vidéos. Il habitait avec sa grand-mère et se promenait avec une arme. C’est triste, il ne savait même pas le nom de l’école où il va ni de la rue où il habite », dit l’agent Duffy.

Le syndicat des policiers de Philadelphie estime qu’il manque de 1000 à 2000 agents. Il y en a actuellement 6400, contre 4500 à Montréal.

Quand un jeune est arrêté pour violation du couvre-feu, la priorité est de le raccompagner chez lui. Si aucun adulte ne se trouve à la maison, il sera déposé à un centre communautaire. « On va lui parler pour voir pourquoi il n’était pas chez lui, voir s’il y a un problème avec sa famille, avec son logement », explique Terrilynn Donnell, directrice du centre Community of Compassion, dans le sud-ouest de la ville. « On va l’encourager à venir à nos activités parascolaires, qui durent jusqu’à 21 h. Environ un jeune contrevenant au couvre-feu sur deux revient pour les activités parascolaires. »

PHOTO FOURNIE PAR LA VILLE DE PHILADELPHIE

Des adolescents participent à une activité parascolaire dans un local de Community of Compassion, centre communautaire du sud-ouest de la ville.

Il y a en moyenne une demi-douzaine de jeunes par nuit au centre de Mme Donnell. Rares sont les soirées où il n’y a personne. « Le mois dernier, on en a eu 60 d’un coup, dit-elle. Il y avait eu un cambriolage de masse [flash mob] dans un Wawa », une chaîne de dépanneurs de Philadelphie qui a quelques petits supermarchés. Le « vaisseau amiral » de Wawa, un magasin de 11 000 pi2 au centre-ville, a fermé en 2020 à cause du phénomène des cambriolages de masse.

Certains centres communautaires sont moins occupés que celui de Mme Donnell. Selon la Ville, 605 jeunes ont fréquenté à un total de 1405 reprises les centres en 2022 pour une violation de couvre-feu.

« Le racisme des autorités »

À l’école secondaire Vaux Big Picture High, dans le quartier pauvre de Philadelphie Ouest, Reuben Jones, de l’organisme Frontline Dads, organise un groupe de « leadership » pour des jeunes de 11e et 12année. Un midi de début mars, seuls deux jeunes sont présents à la réunion, Anthony Young et Ezrim Gill. Tous deux sont en 12e et iront à l’université l’an prochain, mais M. Gill n’est pas certain qu’il pourra continuer longtemps, parce qu’il a un enfant de 1 an, qui habite avec sa mère et ses grands-parents maternels.

  • Reuben Jones lors d’une manifestation devant l’hôtel de ville de Philadelphie

    PHOTO FOURNIE PAR FRONTLILNE DADS

    Reuben Jones lors d’une manifestation devant l’hôtel de ville de Philadelphie

  • Ezrim Gill lors d’une réunion animée par Reuben Jones

    PHOTO FOURNIE PAR FRONTLINE DADS

    Ezrim Gill lors d’une réunion animée par Reuben Jones

  • Une cérémonie d’hommage aux ancêtres lors d’une réunion animée par Reuben Jones. Anthony Young tient le vase.

    PHOTO FOURNIE PAR FRONTLINE DADS

    Une cérémonie d’hommage aux ancêtres lors d’une réunion animée par Reuben Jones. Anthony Young tient le vase.

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Lors d’une cérémonie, au début de la rencontre, où il faut nommer un défunt à honorer, M. Young parle de son cousin, abattu l’an dernier.

« Le but ici est de reconnaître nos traumatismes, en parler, et guérir », explique M. Jones.

Après la réunion, La Presse leur demande s’ils avaient des problèmes avec le couvre-feu avant d’avoir 18 ans. « Je n’ai jamais respecté aucun couvre-feu, je sors le soir jusqu’à 2 h du matin depuis que j’ai 15 ans », se vante M. Young.

M. Jones l’interrompt dans sa bravade. « Le couvre-feu est une autre manifestation du racisme des autorités, mais tu n’as rien à faire aussi tard dehors. Tu vas te retrouver en compagnie de gens qui ont des armes sans même t’en rendre compte, et un bon jour, tu vas tuer quelqu’un. Et tu vas te retrouver en prison. Est-ce que c’est ça que tu veux ? »

Regardez une vidéo d’un cambriolage de masse à Philadelphie (en anglais)

43 %

Proportion d’Afro-Américains dans la population de Philadelphie

431

Nombre de mineurs accusés de crime violent en 2022 à Philadelphie

31 %

Taux de pauvreté chez les Afro-Américains à Philadelphie

26 %

Taux de pauvreté à Philadelphie

Source : Ville de Philadelphie

Vague de violence et défilés de motocross

PHOTO FOURNIE PAR MIKE DUFFY

Mike Duffy (à gauche) lors d’une opération de poursuite de VTT et de motocross illégaux

Les cambriolages de masse ne sont pas les seuls phénomènes surprenants qui se sont intensifiés à Philadelphie pendant la pandémie. Une mode de défilés de motocross (dirt bike) et de VTT en plein centre-ville, souvent durant la journée, a pris des proportions cauchemardesques depuis trois ans.

« On ne peut rien faire parce qu’on ne peut pas les pourchasser, dit l’agent Duffy. Ils nous narguent, ils n’ont pas de plaque, ils louvoient dans le trafic. Avant l’interdiction de poursuite, on m’avait donné un motocross et j’avais réussi à quelques reprises, avec l’aide d’un hélicoptère, à les suivre jusqu’à leur garage. On avait confisqué leurs véhicules. »

Le conseiller municipal David Oh estime que pourchasser les contrevenants pour des infractions mineures est la seule solution pour endiguer la vague de violence qui frappe Philadelphie.

Ça n’a pas de bon sens de tolérer ces incivilités. C’est comme le métro, on a complètement abandonné la sécurité dans la ville. On a des gens qui fument dans les voitures de métro, qui se battent.

David Oh, conseiller municipal

La Ville de Philadelphie a organisé une visite dans le quartier Germantown, qui est en train de s’embourgeoiser. « On souhaite que les lieux soient plus vivables, et on veut aussi améliorer l’impression de sécurité avec des lumières et des caméras », explique Ibriz Muhammad, responsable des relations avec les commerces pour la Ville de Philadelphie. « On finance à 100 % l’installation de caméras près des portes et fenêtres des commerces. C’est très populaire. On nettoie les façades et on essaie de convaincre les commerces de mettre leurs rideaux métalliques en retrait, pour qu’on ait moins une impression d’insécurité. »

Steven Taylor, ancien informaticien, a ainsi ouvert une galerie d’art, Ubuntu, où il expose ses photographies, dans la rue principale de Germantown, avec l’aide de la municipalité. Que pense-t-il de la sécurité et du couvre-feu ?

PHOTO MATHIEU PERREAULT, LA PRESSE

Steven Taylor dans sa galerie d’art

Je pense que la seule réponse à la criminalité, c’est de rendre les gens fiers de leur quartier. La seule raison pour laquelle ma vitrine n’a pas été cassée, c’est que les gens me respectent et savent que je les respecte.

Steven Taylor, galeriste de Germantown

À une cinquantaine de mètres d’Ubuntu se trouve le magasin de tissus Gaffney, une institution dans le quartier depuis plus d’un siècle. « La sécurité ? dit la propriétaire Kate Gaffney. Une chose est sûre, c’est que je ne me débarrasserai jamais de mes rideaux de fer. »

Les associations commerciales de quartier ont d’ailleurs pris le taureau par les cornes et engagé des agences de sécurité. « Au début de la pandémie, on a commencé à avoir une dizaine de cambriolages par semaine », dit Kris Kennedy, directrice de l’association commerciale du quartier Northern Liberties. « Depuis qu’on a engagé une entreprise de sécurité, ç’a réglé le problème. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE GRAYMAN SECURITY RISK MANAGEMENT

Des ambassadeurs de Grayman patrouillent dans le quartier Fishtown, voisin de Northeast, quartier pauvre et dangereux de Philadelphie.

Scott Nistico, patron de Grayman Security Risk Management, l’agence de sécurité qu’emploie Mme Kennedy, estime que le volume d’affaires dans son domaine d’activité à Philadelphie a augmenté par un facteur de 10 depuis le début de la pandémie. « La nouvelle tendance, c’est la gestion du risque », dit M. Nistico, qui a fondé son entreprise après avoir pris sa retraite d’une « agence gouvernementale », un terme qui désigne généralement la CIA ou le FBI.

« Mes gars ne sont pas armés, ils se promènent, ils aident les sans-abri, ils demandent aux gens qui flânent la nuit s’ils peuvent les aider. Leur seule présence peut dissuader certaines personnes de commettre des crimes. Elle améliore la qualité de vie des résidants du quartier. On a de bonnes relations avec la police, on l’appelle s’il y a un danger. »

Durant la soirée qu’a passée La Presse avec le policier Mike Duffy, l’une des trois voitures de patrouille en service était affectée à la surveillance d’un Walmart, avec à son bord un agent rémunéré en heures supplémentaires par le magasin.

Regardez un reportage de CBS Philadelphia sur les défilés de motocross et de VTT à Philadelphie (en anglais) Regardez un reportage de 6abc Philadelphia sur les défilés de motocross et de VTT à Philadelphie (en anglais)