Aux États-Unis, des militants s’activent pour la préservation et la commémoration de cimetières noirs qui ont sombré dans l’oubli – ou qui sont carrément recouverts par les villes. Cet écho de l’esclavage et de la ségrégation ravive des plaies douloureuses. Le Canada vit aussi sa version de la controverse.

(Richmond, Virginie) Comme beaucoup de grandes villes américaines, Richmond, en Virginie, a vu des autoroutes éventrer son centre dans les années 1950 et 1960. Pour les Afro-Américains de cette ancienne capitale sudiste, la balafre est particulièrement douloureuse : le béton a partiellement recouvert des cimetières noirs, presque oubliés.

« Les autres cimetières ont été protégés », fait valoir Ana Edwards, une « historienne publique », en pointant les cimetières blancs protestants et juifs, surélevés par d’élégants murs de soutènement, de l’autre côté de la rue. Elle a amené La Presse au site d’un cimetière noir ayant accueilli des dépouilles au XIXsiècle, sur lequel se trouve aujourd’hui une station-service abandonnée.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU RICHMOND CEMETERIES PROJECT

L’ancien cimetière noir de la colline Shockoe à Richmond

Rien ne commémore le « lieu de sépulture afro-américain » de la colline Shockoe, une colline aux multiples cimetières, située à un jet de pierre de l’autoroute 95.

PHOTO MATHIEU PERREAULT, LA PRESSE

Ana Edwards devant le monument temporaire commémorant le cimetière noir Shockoe Bottom à Richmond

La ségrégation et la grande migration ont plongé les cimetières noirs du XIXsiècle dans l’oubli. Personne ne s’est soucié des dépouilles des descendants des anciens esclaves.

Ana Edwards, historienne publique

La grande migration est l’un des plus grands mouvements de population de l’histoire américaine. Six millions d’Afro-Américains ont alors quitté les États du Sud pour ceux du Nord, du Midwest et de l’Ouest.

En contrebas, un autre cimetière noir est un peu mieux honoré. « Jusqu’en 2021, c’était un stationnement », dit Mme Edwards. Coincé entre l’autoroute 95 et la gare Centrale, le terrain a été gazonné et un petit monument souligne son passé funéraire. Au XIXsiècle, plus de 20 000 Afro-Américains ont été enterrés dans ces deux sites, désormais partiellement recouverts par des autoroutes.

Le parc et le cimetière

Plus au nord, à Philadelphie, c’est un parc situé dans un quartier cossu qui est au cœur d’un affrontement autour d’un cimetière noir. En 2010, le parc Weccacoe avait un besoin urgent de rénovations, après 100 ans de bons et loyaux services.

  • Illustration du futur monument commémorant le cimetière Bethel au parc Weccacoe

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA VILLE DE PHILADELPHIE

    Illustration du futur monument commémorant le cimetière Bethel au parc Weccacoe

  • La plaque commémorative installée il y a une demi-douzaine d’années au parc Weccacoe

    PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

    La plaque commémorative installée il y a une demi-douzaine d’années au parc Weccacoe

  • Illustration du futur monument commémorant le cimetière Bethel au parc Weccacoe

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA VILLE DE PHILADELPHIE

    Illustration du futur monument commémorant le cimetière Bethel au parc Weccacoe

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Pure coïncidence, Terry Buckalew faisait au même moment de la recherche pour un film sur un militant afro-américain de Philadelphie, Octavius Catto, lynché en 1871.

« Je suis tombé sur un article indiquant qu’on avait envisagé de l’enterrer au cimetière Bethel, dit le recherchiste. Je me suis demandé où c’était et j’ai découvert que le parc Weccacoe avait été construit par-dessus. J’ai milité pour que des fouilles préventives soient faites avant les rénovations au centre communautaire du parc, et en 2013, on a trouvé des dépouilles. Il y en aurait 5000 au total, souvent enterrées les unes par-dessus les autres. »

PHOTO WIKIMEDIA COMMONS

Le centre communautaire du parc Weccacoe, qui sera démoli pour faire place au monument commémorant le cimetière noir Bethel.

L’association des résidants de Weccacoe a pris le taureau par les cornes et négocié une entente avec le pasteur de l’église Bethel pour commémorer le cimetière oublié. L’église Bethel avait vendu le terrain du cimetière à la Ville de Philadelphie au début du XXsiècle, pour financer les services aux Noirs pauvres arrivant du Sud.

Selon cette entente, « on avait une commémoration du cimetière de Bethel, mais on gardait le centre communautaire qui était rénové », explique Jeff Hornstein, directeur de l’Economy League, une chambre de commerce de Philadelphie, qui était alors président de l’association de résidants.

Pour Terry Buckalew, il s’agissait encore d’un symbole du mépris des Blancs. « Il y aurait eu des toilettes au-dessus de tombes. Rien ne changeait, on ajoutait seulement des plaques commémoratives. C’était inacceptable. »

Le projet final prévoit maintenant la destruction du centre communautaire et le remplacement de terrains de tennis adultes par des terrains pour enfants, au grand dam de M. Hornstein. Un espace commémoratif avec des sculptures occupera une partie du parc Weccacoe. L’église Bethel n’a pas répondu à de multiples demandes d’entrevue de La Presse.

Les quakers

À Sandy Spring, en banlieue de Washington, se trouve heureusement un contre-exemple. « Nous sommes restés ici malgré la grande migration, parce que c’est une région peuplée par les quakers », explique Natalie Williams, du Musée de l’esclavage de Sandy Spring.

PHOTO MATHIEU PERREAULT, LA PRESSE

Natalie Williams au cimetière noir de Sandy Spring

Les quakers ont été importants dans la lutte contre l’esclavagisme. À partir du début du XIXsiècle, ils ont affranchi leurs esclaves. Alors mes ancêtres sont restés ici, plutôt que de participer à la grande migration. Nous avons pu nous occuper de notre cimetière depuis.

Natalie Williams, du Musée de l’esclavage de Sandy Spring

Le cimetière noir de Sandy Spring abrite des pierres tombales datant du milieu du XIXsiècle.

Des ancêtres de Mme Williams sont enterrés dans un petit cimetière privé près d’une ferme, dont l’accès est toujours garanti. « Il y a plusieurs cimetières familiaux de ce genre dans les fermes de la région, dit Mme Williams. Souvent, quand les fermes ont été vendues, les nouveaux propriétaires ont continué à les entretenir, par respect pour les morts. Mais ce n’est pas le cas quand il s’agit de cimetières noirs. C’est encore pire s’il s’agissait de cimetières d’esclaves. »

Mme Williams travaille à la commémoration d’un cimetière noir qui devrait être sous le stationnement d’un centre commercial de Sandy Spring. « Des vieux nous ont dit qu’ils ont déjà fréquenté une église noire qui était située là où est maintenant le centre commercial et qu’il y avait à côté un cimetière. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE MONTICELLO

Fouilles en 2000 dans le cimetière noir de Monticello, la résidence de Thomas Jefferson en Virginie

Jefferson et Madison

Les cas les plus célèbres de cimetières noirs oubliés sont à Monticello, l’ancien domaine du président Thomas Jefferson, en Virginie, et à New York. En 2001, une partie du stationnement de Monticello a été transformée en parc pour commémorer un cimetière abritant les dépouilles de 40 des esclaves de Jefferson.

« Le mouvement de préservation des cimetières noirs est vraiment né à New York », explique Michael Blakey, un anthropologue du collège William & Mary, en Virginie, qui a dirigé les fouilles au cimetière noir de New York. « Les premières dépouilles d’Afro-Américains ont été découvertes de façon fortuite, lors de la construction d’un immeuble il y a 30 ans, près de Tribeca. Quand il est devenu clair que des milliers d’Afro-Américains avaient été enterrés là au XVIIIsiècle, il y a eu une campagne pour préserver cette mémoire. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DU SERVICE NATIONAL DES PARCS

Le monument national African Burial Ground, 
à New York

Inauguré en 2010, le monument « African Burial Ground » est l’un des « monuments nationaux » désignés par le gouvernement fédéral américain. Il abrite un peu plus de 400 des 10 000 à 20 000 dépouilles qui se trouvent dans ce cimetière noir, abandonné il y a 200 ans pour faire place à des rues et des maisons.

M. Blakey est aussi impliqué dans le combat pour faire reconnaître le cimetière noir de Montpelier, le domaine d’un autre président américain, James Madison. « Nous avons réussi à imposer que le C.A. de Montpelier soit à 50 % réservé aux descendants d’esclaves de la famille Madison. Le combat pour la commémoration des cimetières noirs est ardu, mais les temps changent. »

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Vernissage d’une exposition sur les Noirs de Saint-Armand au début du XIXe siècle

Des cimetières noirs aussi au Canada

Des campagnes pour commémorer des cimetières noirs oubliés existent aussi au Canada, notamment à Saint-Armand, au Québec.

Après la Révolution américaine, le loyaliste Philip Luke est venu s’installer dans une ferme de Saint-Armand, à la limite de la Montérégie. Il aurait par la suite hérité des esclaves de sa mère, qui auraient travaillé à la ferme de Saint-Armand jusqu’à l’abolition de l’esclavage dans l’Empire britannique, en 1834. Ils auraient été enterrés à la ferme, dans un cimetière d’esclaves.

Leur sort est commémoré par un rocher appelé Nigger Rock, sur le terrain de la ferme. En 2003, un livre de l’historien Roland Viau a confirmé cette histoire orale. Chaque année, la Ligue des Noirs organise un pèlerinage sur le site.

À la mi-juillet, une nouvelle est venue troubler cette histoire : une exposition sur les Noirs de Saint-Armand au début du XIXsiècle, montée par un historien amateur, Guy Paquin, a remis en question l’existence de ce cimetière noir. La Ligue des Noirs a pourtant collaboré avec M. Paquin.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Guy Paquin, historien amateur

J’ai épluché les actes notariés et les actes des églises de l’époque. Les Noirs de Saint-Armand à l’époque étaient libres et recevaient des sacrements des églises locales. Ils n’avaient pas besoin d’un cimetière juste pour eux.

Guy Paquin, historien amateur

M. Viau estime que l’analyse de M. Paquin est erronée. Et la Ligue des Noirs, dont le président Max Stanley Bazin était présent au vernissage de l’exposition le 15 juillet à Saint-Armand, entend toujours organiser son pèlerinage au cimetière d’esclaves de Saint-Armand.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Max Stanley Bazin, président de la Ligue des Noirs

M. Paquin a fait ses recherches, mais l’histoire orale compte aussi. Son importance est reconnue par l’ONU.

Max Stanley Bazin, président de la Ligue des Noirs

Des cimetières dans le Vieux-Montréal

Jusqu’à la fin du XVIIIsiècle, les cimetières de Montréal se trouvaient aux limites actuelles du Vieux-Montréal. On avait notamment le cimetière de la Poudrière, ou cimetière des pauvres, situé sous l’actuelle rue Saint-Jacques, entre les rues Saint-Pierre et McGill. Les spécialistes de l’histoire montréalaise s’entendent pour dire que les esclaves, notamment des Noirs, y étaient enterrés. Des dépouilles s’y trouvent encore, comme dans les autres cimetières aujourd’hui recouverts par le centre-ville.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA VILLE DE MONTRÉAL

Plan de Montréal en 1727. La poudrière près de laquelle était situé le cimetière d’esclaves est indiquée par la lettre c (en haut à gauche de la limite de la ville).

Pour Dorothy Williams, une historienne indépendante qui a publié plusieurs livres sur les Noirs de Montréal, une plaque commémorant l’existence du cimetière d’esclaves devrait être installée au coin des rues Saint-Jacques et Saint-Pierre. « C’est l’endroit où l’histoire orale situe le cimetière noir », dit-elle.

  • Un monument commémore un ancien cimetière noir à Priceville, en Ontario.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE HUNGRY EYES MEDIA

    Un monument commémore un ancien cimetière noir à Priceville, en Ontario.

  • Plaque commémorant un ancien cimetière noir à Niagara Falls

    PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE D’HISTOIRE DE NIAGARA FALLS

    Plaque commémorant un ancien cimetière noir à Niagara Falls

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Aussi en Ontario et dans les Maritimes

Depuis une vingtaine d’années, des mouvements de commémoration de cimetières noirs abandonnés ont vu le jour au Canada, surtout en Ontario et dans les Maritimes. « C’étaient les régions où il y avait des villes noires au XIXsiècle », explique Afua Cooper, une historienne de l’Université Dalhousie. Elle a publié en 2002 le livre The Underground Railroad : Next Stop, Toronto !, sur le réseau qui permettait aux esclaves américains de se réfugier au Canada au milieu du XIXsiècle.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DALHOUSIE

Afua Cooper, historienne

Quand ces villes ont accueilli plus de Blancs et que le racisme s’est installé, les cimetières noirs ont été abandonnés, et les Blancs les ont laissés sombrer dans l’oubli.

Afua Cooper, historienne

En 2000, Jennifer Holness, une réalisatrice torontoise, a commémoré l’un de ces cimetières noirs à Priceville, en Ontario, dans son film Speakers for the Dead. « Les pierres tombales avaient été arrachées dans les années 1930, dit Mme Holness. Quand nous avons fait le film, nos recherches ont suscité des remous dans la communauté. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE DOROTHY WILLIAMS

Dorothy Williams, historienne indépendante

Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’histoires de ce genre au Québec ? « Parce que le Québec au XIXsiècle était organisé sous le régime seigneurial, répond Dorothy Williams. Le gouvernement canadien ne pouvait pas facilement donner des terres aux Noirs loyalistes après la Révolution américaine, ni aux esclaves réfugiés au Canada. »

Lors des premiers recensements du Canada, à la fin du XIXsiècle, la population noire au Canada était concentrée en Ontario (plus de 10 000 Noirs) et dans les Maritimes (plus de 5000 Noirs), le Québec ne dépassant le seuil des 2000 Noirs qu’en 1941 (ils n’étaient que quelques centaines à la fin du XIXe siècle). Pourtant, les premières organisations noires de Montréal datent du début du XXsiècle. « Les Noirs de Montréal travaillaient dans les chemins de fer et n’y habitaient souvent que durant leur carrière, observe Mme Williams. Ils étaient concentrés dans la Petite-Bourgogne, où leur présence n’a jamais cessé. Cela dit, ils ont généralement été enterrés dans les cimetières municipaux, sans ségrégation. »

Une version précédente de ce texte indiquait erronément que les propriétaires du terrain où est situé Nigger Rock à Saint-Armand ne collaborent pas au pèlerinage annuel de la Ligue des noirs sur ce site.