(New York) Une grande carte du monde décore le bureau de Mitt Romney au Sénat des États-Unis. Elle décrit l’essor et le déclin des plus puissantes civilisations à travers 4000 ans d’histoire de l’humanité, des Égyptiens aux Turcs en passant par les Perses, les Assyriens, les Romains et les Mongols.

Au début, la carte n’a représenté qu’un objet de curiosité pour le sénateur de l’Utah, dont l’élection à la Chambre haute du Congrès américain remonte à novembre 2018. Mais elle a commencé à susciter chez lui une véritable obsession après le 6 janvier 2021, l’incitant à aborder avec chacun de ses visiteurs les circonstances ayant mené à la chute de ces empires dominés par des tyrans d’un genre ou d’un autre.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE X DE MITT ROMNEY

Le sénateur Mitt Romney (à droite) montrant son « histomap » à des invités, en avril 2022

« Un homme s’entoure de quelques personnes et commence à opprimer et à dominer les autres », a déclaré Mitt Romney au journaliste McKay Coppins lors de leur toute première rencontre, à laquelle Coppins fait référence dans Romney : A Reckoning, biographie à paraître dont le magazine The Atlantic a publié récemment un extrait remarquable.

L’expérience américaine en matière d’autodétermination a démontré qu’il y avait une autre voie. Mais combien de temps cette expérience peut-elle encore durer ? Mitt Romney, loin de l’aveuglement patriotique, avoue son inquiétude.

« C’est une chose très fragile », a déclaré l’ex-candidat républicain à l’élection présidentielle de 2012 à son biographe, qui s’est entretenu avec lui une fois par semaine pendant deux ans, en plus d’avoir accès à ses documents personnels, y compris son journal et ses courriels. « L’autoritarisme est comme une gargouille tapie au-dessus de la cathédrale, prête à bondir. »

L’extrait du livre de McKay Coppins a été publié le même jour où Mitt Romney a annoncé qu’il se retirerait à la fin de son mandat, en janvier 2025. Il fourmille de critiques tranchantes ou acides formulées par le sénateur de 76 ans sur un Parti républicain en pleine chute et ses collègues élus sous cette bannière.

« Une très grande portion de mon parti ne croit vraiment pas à la Constitution », a déclaré Mitt Romney, unique sénateur républicain à avoir voté deux fois en faveur de la destitution de Donald Trump.

« Je ne sais pas si je peux manquer de respect à quelqu’un plus que J. D. Vance », a-t-il ajouté à propos du jeune sénateur d’Ohio et auteur du succès de vente Hillbilly Elegy, devenu trumpiste après avoir qualifié Trump de « Hitler américain ».

PHOTO ANDREW HARNIK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Les sénateurs Josh Hawley et Ted Cruz discutant au Capitole le 6 janvier 2021, peu avant l’assaut

Le sénateur du Texas Ted Cruz et son collègue du Missouri Josh Hawley, tous deux diplômés des plus grandes universités américaines, ne valent guère mieux aux yeux de Mitt Romney.

En refusant d’accepter les résultats de l’élection présidentielle de 2020, ils ont fait « un calcul qui plaçait la politique au-dessus des intérêts de la démocratie libérale et de la Constitution ».

« Voix de rechange »

Les médias ont mis l’accent sur ces critiques et quelques autres encore. Ils ont moins insisté sur les doutes de Mitt Romney quant à la survie de l’expérience américaine. Et ils ont occulté pour la plupart les contradictions du politicien.

L’ancien gouverneur du Massachusetts a lui-même contribué à légitimer Donald Trump en acceptant son appui en 2012 lors d’une conférence de presse ubuesque à Las Vegas. Il tentait alors de récupérer l’électorat républicain attiré par le promoteur immobilier de New York et le mensonge raciste qu’il propageait depuis un an sur le lieu de naissance de Barack Obama.

En 2018, Mitt Romney a brigué un siège au Sénat dans l’espoir de devenir une « voix de rechange pour les républicains ». Cette voix, qu’il a incarnée avec un courage incontestable, n’a fait que l’isoler davantage, et ce, même si plusieurs de ses collègues lui ont souvent donné raison en privé.

« Tu as de la chance. Tu peux dire ce que nous pensons tous. Tu es en mesure de dire des choses sur [Donald Trump] que nous approuvons tous, mais que nous ne pouvons pas dire », lui aurait susurré à l’oreille le chef des républicains au Sénat, Mitch McConnell, lui tenant des propos qu’il affirme avoir entendus de la bouche d’une dizaine de collègues.

Ces sénateurs n’osent pas dire ce qu’ils pensent de Donald Trump parce qu’ils ont peur. Peur de ne pas être réélus. Peur d’exposer leurs proches à la violence des partisans de l’ancien président.

S’il ne cache pas son mépris pour ses collègues opportunistes, Mitt Romney comprend les autres. Ils n’ont pas tous les moyens de débourser 5000 $ par jour pour assurer la protection des membres de leur famille, comme il le fait depuis l’attaque du Capitole des États-Unis.

« Il y a des gens dérangés parmi nous », a déclaré Mitt Romney à McKay Coppins. Et dans l’Utah, « les gens portent des armes. Il suffit d’une seule personne vraiment dérangée ».

En lisant l’extrait de Romney, on se demande ce que fait encore le sénateur dans un parti sous l’emprise d’un homme qu’il considère comme un démagogue aux tendances autoritaires, un parti dont un grand nombre d’élus et d’électeurs ne croient plus à la Constitution, et au sein duquel la violence côtoie la veulerie, selon sa propre description.

On se demande aussi ce qu’il fera en 2024. En annonçant sa retraite, Mitt Romney a déclaré que « ni le président Biden ni l’ancien président Trump ne conduisent leur parti à résoudre ces problèmes », à savoir l’augmentation de la dette nationale, les changements climatiques et les ambitions autoritaires de la Chine et de la Russie.

La contemplation de la carte du monde qui orne son bureau lui dictera-t-elle de rejeter ainsi, en novembre 2024, les deux choix sur lesquels se jouera peut-être la survie de l’expérience américaine ?