(Henrico, Virginie ) Deux femmes ont pleuré lundi dernier, dans un court laps de temps, à l’extérieur d’un bureau de scrutin du comté de Henrico, en Virginie, où elles venaient de voter par anticipation aux élections législatives de cet État divisé.

« Je suis surprise de ma propre réaction », a admis la première, Alena Hampton, doyenne associée aux affaires académiques et étudiantes de l’Université du Commonwealth de Virginie, en séchant ses larmes. « Quand on réagit comme ça devant un parfait étranger, cela démontre la passion qu’il y a autour de ce sujet. »

Ce sujet, c’est l’avortement. Il s’agit d’un des enjeux majeurs des élections qui auront lieu mardi. Pour le moment, la Virginie est le seul État du sud des États-Unis qui n’ait pas restreint le droit pour les femmes d’interrompre une grossesse, depuis l’abrogation de l’arrêt Roe c. Wade. Or, si les républicains deviennent majoritaires dans les deux chambres du parlement du « Vieux Dominion », cela changera.

Et ce changement pourrait se répercuter sur l’élection présidentielle de 2024.

« Le simple fait de penser à cette question me rend émotive », a expliqué Mme Hampton, 44 ans.

Je pense à ma fille de 12 ans et au choix qu’elle devrait pouvoir faire en tant que femme. Je ne veux pas qu’elle ait à faire ce choix, mais je veux qu’elle puisse avoir ce choix. Son gouverneur devrait-il pouvoir le lui retirer ?

Alena Hampton

« Devrait-elle être obligée de se rendre dans un autre État si elle se trouve dans cette situation difficile ? Cela ne me semble pas juste », poursuit Mme Hampton.

Quelques minutes plus tard, Jane a versé des larmes à son tour en parlant de l’avortement et de la campagne de Moms for Liberty, une organisation conservatrice accusée de vouloir censurer certains livres dans les bibliothèques scolaires de Virginie et d’ailleurs.

« Je suis politiquement active depuis 20 ou 25 ans. Le fait que nous soyons tombés si bas me brise le cœur », a dit cette femme de 42 ans, qui a demandé qu’on taise son nom de famille.

Un discours apocalyptique

Les électeurs de Virginie sont à fleur de peau ces jours-ci, et pas seulement à cause de la question de l’avortement. Même s’ils sont conviés à des élections qui ne concernent en théorie que leur État, ils semblent convaincus de jouer un rôle plus important encore pour l’avenir de leur pays, voire du monde.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Chris Fox

« Je pense que les prophéties de la Bible sont en train de se réaliser », a dit Chris Fox, vétéran de la guerre du Viêtnam et partisan de Donald Trump, en dénonçant le « meurtre des bébés », l’afflux de migrants à la frontière sud et le prétendu « wokisme » dans l’armée américaine. « Ce sera la fin du monde si nous ne changeons pas de direction. »

Des démocrates tiennent le même discours apocalyptique.

« J’ai voté pour tous les candidats démocrates inscrits sur le bulletin de vote », a dit Carolyn Clouser, banquière d’affaires à la retraite, à la sortie d’un bureau de scrutin de Henrico, en banlieue de Richmond, capitale de la Virginie. « L’avortement est très important pour moi, de même que le contrôle des armes à feu et les droits des personnes LGBTQ+. Et je pense que ce serait la fin du monde si Donald Trump était réélu.

— Ce serait si grave ?

— Je pense que la démocratie prendrait fin. »

Les médias nationaux prennent également très au sérieux ces élections législatives. La Virginie est à leurs yeux un banc d’essai politique, où démocrates et républicains mettent à l’épreuve des stratégies et des thèmes qui pourraient être déterminants non seulement pour la Maison-Blanche en 2024, mais également pour les deux chambres du Congrès.

L’une de ces stratégies est déployée par le gouverneur républicain de Virginie, Glenn Youngkin, élu en 2021 pour un seul et unique mandat. Cet ancien homme d’affaires propose d’interdire l’avortement à partir de 15 semaines de grossesse, ce qu’il présente comme un compromis « raisonnable ».

Un gouverneur ambitieux

« Ce que propose Youngkin aux républicains, c’est une autre façon d’aborder la question de l’avortement », explique Karen Hult, politologue à l’Université Virginia Tech. « Il s’éloigne non seulement du type d’interdictions qui ont déjà été adoptées dans d’autres États, mais également des restrictions les plus sévères proposées par certains des candidats républicains à la présidence. »

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Le gouverneur de Virginie, Glenn Youngkin, lors d’un évènement électoral en septembre

Cette approche ne plaît pas à tous les républicains de Virginie, où de nombreux chrétiens évangéliques voudraient interdire l’avortement dans tous les cas. Mais elle pourrait contribuer à l’élection des candidats républicains qui briguent des sièges au Sénat ou à la Chambre des délégués de l’État dans des circonscriptions pivots, comme celles qui entourent Richmond.

À la veille des élections, les républicains sont minoritaires au Sénat, où les démocrates détiennent 22 des 40 sièges, et majoritaires à la Chambre, où ils contrôlent 52 sièges sur 100.

Si l’approche de Youngkin aide les républicains à s’emparer de la majorité dans les deux chambres, ce politicien élu sans le soutien de Donald Trump aura réussi à neutraliser une question qui était devenue un boulet pour son parti depuis la décision de la Cour suprême de juin 2022.

Ce que fait Youngkin, c’est essayer de se positionner en tant que leader républicain au niveau national. Cela signifie-t-il qu’il va se présenter à l’élection présidentielle de 2024 ? Je ne pense pas que cela soit très probable. Mais ce n’est pas impossible.

Karen Hult, politologue à l’Université Virginia Tech

Un certain fatalisme

Chose certaine, la question de l’avortement ne mobilise pas autant les républicains que les démocrates, dont les candidats font campagne contre toute nouvelle restriction. Interrogés sur leur plus grande préoccupation, les partisans du Grand Old Party citent plus souvent la criminalité, l’éducation ou l’économie.

« Je ne pense pas que la situation soit bonne en ce moment », a déclaré Jeb Crooks, un homme d’affaires, en parlant de l’économie. « Je pense simplement que les choses allaient mieux lorsque les républicains étaient au pouvoir. »

Il ne se décrit pas pour autant comme un partisan de Donald Trump. Mais l’ancien président aura son vote s’il remporte l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2024.

Je voterai républicain en espérant que tout ira pour le mieux.

Jeb Crooks

Beaucoup d’électeurs démocrates sont animés par le même fatalisme en pensant à leur choix pour 2024. « Je sais que Joe Biden est vieux, mais il est peut-être le seul à pouvoir battre Trump », a dit Joe Foster, un technicien d’entretien d’aéronefs, après avoir voté par anticipation.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Susan Holmes

Susan Holmes, une soignante de 55 ans, sait qu’elle finira par voter pour Joe Biden, et ce, même si elle se dit « aujourd’hui extrêmement en colère » contre son soutien sans réserve à Israël.

« Je suis une Juive américaine, mais j’ai mal au ventre en pensant que mes impôts contribuent à ce qui se passe dans la bande de Gaza », a-t-elle dit.

Elle n’a pas pleuré, mais son émotion était palpable.

Virginie

  • Capitale : Richmond
  • Population : 8,68 millions au 1er juillet 2022
  • Ethnicité : Blancs (59,8 %), Noirs (20,0 %), Hispaniques ou Latinos (10,5 %), Asiatiques (7,3 %), Premières Nations (0,7 %).
  • PIB réel par habitant en 2022 et rang occupé : 59 071 $ (19e)*
  • Taux de chômage : 2,5 %
  • Avortement : légal jusqu’à 26 semaines
  • Armes à feu : 35,3 % des ménages
  • Gouverneur : Glenn Youngkin (R)
  • Poids au Collège électoral : 13 grands électeurs
  • Au Congrès : 2 sénateurs démocrates ; 6 représentants démocrates et 5 représentants républicains

* Rang occupé parmi les 50 États et le district de Columbia.

André Duchesne, La Presse