(New York) « Nous pouvons désormais ajouter le 6 janvier 2021 à la très courte liste des dates de l’histoire américaine qui resteront à jamais dans l’infamie. »

Empruntant la formule de Franklin Roosevelt à propos du 7 décembre 1941, date de l’attaque du Japon contre Pearl Harbor, le sénateur de New York Chuck Schumer, chef des démocrates à la chambre haute du Congrès américain, a prononcé ces paroles le soir de l’assaut du Capitole des États-Unis par des partisans enragés de Donald Trump.

Or, trois ans plus tard, les Américains sont encore très loin du consensus auquel ils sont arrivés concernant l’attaque qui a marqué l’entrée de leur pays dans la Seconde Guerre mondiale. En fait, ils ont rarement été aussi divisés sur une question depuis leur guerre civile, déclenchée en 1861 par les États esclavagistes du Sud.

Leur division porte aujourd’hui en partie sur la façon de définir ce qui s’est passé à Washington en cette journée grise, froide et venteuse où le Congrès a dû, pour la première fois de l’histoire américaine, interrompre la certification des résultats d’une élection présidentielle.

Certes, le temps est révolu où un représentant républicain pouvait décrire comme une « visite touristique normale » l’intrusion violente au Capitole d’une foule encouragée par un président qui est aujourd’hui accusé d’avoir tenté ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait fait avant lui, c’est-à-dire empêcher le transfert pacifique du pouvoir.

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Des républicains refusent encore aujourd’hui de qualifier l’assaut du Capitole d’« insurrection ».

Mais des républicains s’emploient encore aujourd’hui à minimiser cette attaque sans précédent contre la démocratie américaine. Ils refusent notamment d’utiliser le mot « insurrection » pour la décrire. Mot que certains ténors de leur parti, dont George W. Bush, Mitt Romney et Mitch McConnell, ont pourtant employé dès le 6 janvier 2021.

Même l’un des avocats de Donald Trump y a eu recours lors du deuxième procès en destitution visant l’ancien président, accusé d’incitation à l’insurrection.

« La question qui se pose à nous n’est pas de savoir s’il y a eu une insurrection violente au Capitole. Sur ce point, tout le monde est d’accord », a déclaré Michael van der Veen devant les sénateurs, qui allaient acquitter le 45e président.

 « Manifestation », « émeute » ou « insurrection » ?

En fait, à la même époque, l’avocat et commentateur conservateur Kurt Schlichter exhortait déjà les lecteurs du site Townhall à rejeter le mot « insurrection ». Ce qui s’était passé le 6 janvier à Washington n’était, selon lui, rien de plus qu’une « émeute » attribuable à « quelques gars habillés comme Conan le faux barbare [qui] ont agi comme des imbéciles et se sont occasionnellement battus avec les flics ».

L’idée a fait son chemin. En juillet dernier, le gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, a évoqué à son tour une « manifestation » qui a « dégénéré en émeute ».

« Mais l’idée qu’il s’agissait d’un plan visant à renverser le gouvernement des États-Unis n’est pas vraie », a-t-il ajouté, faisant fi de la définition du mot « insurrection » fournie par les dictionnaires, dont l’Oxford English Dictionary : « L’action de prendre les armes ou de résister ouvertement à l’autorité établie. »

Trois ans plus tard, ce débat sémantique est au cœur de la bataille judiciaire qui s’engage autour de l’éligibilité de Donald Trump. Dans une requête présentée mercredi à la Cour suprême des États-Unis, les avocats de l’ancien président ont notamment argué que l’attaque du Capitole n’était pas une « insurrection » et que leur client n’avait « en aucune façon participé à une insurrection ».

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Donald Trump, le 6 janvier 2021, jour de l’assaut de ses partisans sur le Capitole

Ils ont ainsi demandé au plus haut tribunal américain d’invalider la décision récente de la Cour suprême du Colorado de disqualifier Donald Trump de la primaire républicaine de cet État en vertu de l’article 3 du 14e amendement de la Constitution américaine. Rédigé dans la foulée de la guerre civile, cet article exclut de toute fonction publique quiconque se serait livré à des actes d’« insurrection » après avoir fait le serment de défendre la Constitution.

Selon la Cour suprême du Colorado, « le dossier a amplement établi que les événements du 6 janvier constituaient un usage concerté et public de la force ou de la menace de la force par un groupe de personnes afin d’entraver ou d’empêcher le gouvernement américain de prendre les mesures nécessaires pour accomplir le transfert pacifique du pouvoir dans ce pays. Quelle que soit la définition retenue, il s’agit d’une insurrection. »

La Cour suprême des États-Unis a annoncé vendredi qu’elle se penchera sur la question en février.

Deux récits

Mais Donald Trump ne se contente pas de nier cette conclusion. Il réécrit aussi l’histoire, comme l’ont fait les Sudistes défaits après la guerre civile en prétendant que l’esclavage n’en était pas la cause. Ainsi, selon les dires de l’ancien président, le 6 janvier 2021 a été une « belle journée » et ceux qui ont été arrêtés, inculpés ou condamnés pour leur rôle dans l’assaut du Capitole sont des « patriotes » qui mériteront probablement la grâce présidentielle s’il est élu en novembre prochain.

Il découle de ce révisionnisme instantané que la plus grande menace à la démocratie américaine ne vient pas de Donald Trump et de ses partisans les plus farouches, mais de Joe Biden et des démocrates, qui « instrumentalisent » le système de justice pour combattre leurs adversaires.

Un sondage publié cette semaine par le Washington Post démontre l’efficacité de ce message, auquel se greffent des théories du complot véhiculées par des médias conservateurs, dont Fox News : 7 républicains sur 10 estiment que l’on accorde trop d’importance à l’attaque du 6 janvier 2021 contre le Capitole.

Cette attaque a pourtant occupé une place centrale dans le discours que Joe Biden a prononcé vendredi à Valley Forge, en Pennsylvanie, où l’armée de George Washington a survécu à un hiver glacial en 1778 et acquis la cohésion et la détermination nécessaires au combat victorieux pour la démocratie et l’indépendance.

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Le président des États-Unis, Joe Biden, lors d’un discours prononcé vendredi en Pennsylvanie

Aux yeux du président démocrate, il ne fait pas de doute que cette attaque était une « insurrection » et que Donald Trump y a apporté son soutien.

Les éminents juristes conservateurs William Baude et Michael Stokes Paulsen partagent entièrement cette opinion.

« En définitive, Donald Trump s’est à la fois ‟engagé” dans ‟l’insurrection ou la rébellion” et a apporté ‟aide ou réconfort” à d’autres personnes se livrant à une telle conduite, au sens premier de ces termes tels qu’ils sont employés dans l’article 3 du 14e amendement », ont-ils écrit dans un article remarqué où ils ont conclu à l’inéligibilité de Donald Trump.

Malgré tout, cet homme qui a prôné en décembre 2022 l’abrogation de la Constitution américaine pourrait de nouveau prêter serment de défendre cette même Constitution, le 20 janvier 2025, à l’extérieur du Capitole profané par ses partisans il y a trois ans jour pour jour.

Pour ses partisans, ce serait une belle journée. Pour les autres, ce serait une autre journée d’infamie.