(New York) À quoi pensait-elle ?

Comme plusieurs observateurs de la scène judiciaire américaine, Anthony Michael Kreis se pose cette question au sujet de Fani Willis, procureure du comté de Fulton, qui a inculpé Donald Trump et 18 autres personnes pour avoir tenté d’inverser le résultat de l’élection présidentielle de 2020 en Géorgie.

« S’il s’agissait de n’importe quelle autre cause, personne ne sourcillerait », dit le professeur de droit à l’Université d’État de Géorgie.

Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle cause. Il s’agit notamment de la plus importante cause de la carrière de Fani Willis, dont la décision d’embaucher un amant présumé à titre de procureur spécial est désormais traitée comme un scandale.

Il s’agit également d’une des causes criminelles les plus susceptibles de mener à un verdict de culpabilité contre Donald Trump, qui doit en affronter trois autres.

« Dans ces circonstances, on pourrait s’attendre à ce qu’une personne soit un peu plus consciente de ce qu’elle fait et de la manière dont cela peut être perçu, dit le professeur Kreis. Je pense certainement que c’est un faux pas, si c’est vrai, mais nous devons attendre ce qu’elle a à dire. »

Dérailler le procès ?

Nommée parmi les finalistes au titre de personnalité de l’année 2023 du magazine Time, Fani Willis est sur la sellette depuis le 8 janvier dernier. Ce jour-là, Michael Roman, l’un des coaccusés de Donald Trump, a déposé une requête accusant la procureure d’entretenir une relation amoureuse avec Nathan Wade, dont elle s’est assuré les services le 1er novembre 2021 pour l’aider en tant que procureur spécial dans l’affaire visant l’ancien président et ses complices présumés.

La requête allègue que Nathan Wade a utilisé une partie de l’argent que lui a valu son travail – plus de 650 000 $ – pour se payer des vacances avec Fani Willis. Elle prétend que les deux ont ainsi violé des lois fédérales et des règles sur les conflits d’intérêts. Et elle réclame la disqualification de l’équipe de procureurs du comté de Fulton.

Jeudi dernier, Donald Trump s’est joint à cette requête qui ferait dérailler son procès si elle était acceptée.

« Cette affaire est une FRAUDE, tout comme la procureure Fani Willis et son ‟AMANT” », s’est-il insurgé sur Truth Social, le 20 janvier dernier.

La requête de Michael Roman, faut-il préciser, ne contenait aucune preuve soutenant ses allégations. Or, quelques jours plus tard, des relevés bancaires ont été rendus publics dans le cadre d’une procédure de divorce opposant Nathan Wade et sa femme. Les relevés indiquent que Wade a payé des billets d’avion pour lui-même et Willis pour un voyage en Californie en 2023 et un autre à Miami en 2022.

Et puis après ?

« Dans la mesure où il s’agit d’une question juridique qui exige que le bureau des procureurs du comté de Fulton soit disqualifié, ce n’est pas un problème », répond Anthony Michael Kreis, exprimant le consensus des juristes sur cette question.

« Mais, sur le plan politique, ça paraît mal. »

D’autant plus que Fani Willis a défié toutes les règles des relations publiques de crise en refusant de s’expliquer sur sa liaison présumée avec Nathan Wade. Après avoir reçu la requête de Michael Roman, le juge chargé du procès de Donald Trump et consorts a donné à la procureure jusqu’au 2 février pour présenter sa version des faits par écrit. Il entendra les deux parties le 15 février.

« Facteur racial »

En attendant, Fani Willis s’est contentée d’allusions vagues lors d’une intervention dans une église noire d’Atlanta, le 14 janvier dernier. Elle a notamment accusé ses critiques d’exploiter le « facteur racial ».

« J’ai nommé trois procureurs spéciaux. C’est mon droit. Je les ai tous payés au même taux horaire », a déclaré la procureure.

Ils n’en ont attaqué qu’un seul. J’ai engagé une femme blanche : une bonne amie personnelle et une grande avocate, une superstar. J’ai engagé un homme blanc : brillant, mon ami, et un grand avocat. Et j’ai engagé un Noir, une autre superstar, un grand ami et un grand avocat.

Fani Willis, procureure du comté de Fulton

En fait, tout le monde ne s’accorde pas sur les compétences de Nathan Wade, un ancien juge municipal dont la pratique du droit privé ou public ne l’a jamais mené à plaider des causes d’envergure. Néanmoins, en tant que procureur spécial, il aurait notamment joué un rôle clé dans les négociations qui ont mené aux reconnaissances de culpabilité de quatre coaccusés de Donald Trump, dont les avocats Kenneth Chesebro, Sidney Powell et Jenna Ellis.

Mais l’apparence d’un conflit d’intérêts est bel et bien un problème politique, à défaut d’être un problème juridique. Et les alliés républicains de Donald Trump, en Géorgie et à Washington, l’exploitent pour attaquer la procédure visant l’ancien président.

« Au fur et à mesure que les détails font surface, il devient de plus en plus clair qu’il s’agit d’une poursuite à des fins de profit personnel », a déclaré un élu républicain vendredi lors d’un débat qui a mené à la création d’une commission spéciale du Sénat de Géorgie pour enquêter sur Fani Willis.

Un sénateur démocrate a répliqué : « Où était la commission spéciale lorsque l’ex-président [Trump] a appelé la secrétaire d’État et lui a dit : ‟Trouvez-moi 11 000 votes” ? »

Des juristes ont fait valoir que la démission de Nathan Wade ou de Fani Willis pourrait contribuer à désamorcer le scandale, si tant est qu’il s’agisse d’un scandale.

Anthony Michael Kreis, lui, prédit que le procès ne sera pas touché par cette affaire.

« Les gens ont la mémoire courte. À moins qu’il n’y ait des preuves incroyablement préjudiciables que nous ne connaissons pas, je ne pense vraiment pas que l’on en parlera encore dans un mois. »

Parions que Donald Trump tentera de le faire mentir.