(Portland) Dès 9 h du matin, Erica Hetfeld croise des secouristes en train de s’occuper d’un sans-abri victime d’overdose en plein Portland. Une scène devenue tristement banale dans ce bastion démocrate, longtemps érigé en ville modèle de la gauche américaine.

« C’est une tragédie », lâche cette professionnelle de l’immobilier, pendant que trois hommes débraillés fument du fentanyl – un opioïde jusqu’à 50 fois plus puissant que l’héroïne – près de son bureau. « Avant la dépénalisation des drogues, on ne voyait pas ça ».

Native de cette métropole de l’Ouest, cette électrice républicaine n’en peut plus de voir des « zombies » dans les rues, les commerces recouverts de graffitis et les tentes sur certains trottoirs.

Victime d’un cambriolage en 2021, la quadragénaire a quitté le centre-ville pour une banlieue pavillonnaire cossue, retranchée derrière un portail de sécurité.

Depuis la pandémie, Portland a subi « une chute spectaculaire », témoigne cette mère de famille, incrédule face aux simples amendes infligées aux toxicomanes.  

« Il n’y a pas de conséquences pour les comportements criminels ni pour la consommation de drogues en public », peste-t-elle. « Cela a complètement détruit notre ville ».

Toutes les drogues sont dépénalisées depuis février 2021 en Oregon, seules la vente et la production restent passibles d’emprisonnement. Cette réforme pionnière a coïncidé avec l’épidémie nationale meurtrière de fentanyl.  

Procès en laxisme

En pleine année présidentielle, le déclin de Portland est brandi comme un repoussoir par la presse conservatrice, qui dépeint une ville ravagée par ses idéaux progressistes, dans un État contrôlé par la gauche depuis plus de 40 ans.

Du gouverneur de Floride Ron DeSantis à Donald Trump, les ténors républicains alimentent ce procès en laxisme. En septembre, l’ex-président a ravivé le souvenir des violentes émeutes survenues en 2020 lors des manifestations provoquées par la mort de George Floyd, un homme noir tué par un policier blanc.

« Combien de gens ont été poursuivis pour avoir détruit Portland ? », s’est indigné le milliardaire, qui souhaite reconquérir la Maison-Blanche. « Encore aujourd’hui, la ville est sinistrée ».

Dans son restaurant, Lisa Schroeder grimace face à cette récupération politique.  

« On a d’autres chats à fouetter », rétorque la patronne de Mother’s, véritable institution à Portland, « il faut s’occuper de cette ville ».

Cette démocrate a lancé son bistro il y a 25 ans dans la métropole contestataire, fille du militantisme ouvrier et de la culture antifasciste. Elle a vu Portland devenir branchée, grâce à ses tramways atypiques aux États-Unis, ses sandwicheries vegan et sa scène indie rock.

Il y a dix ans, la série « Portlandia » résumait ce côté bobo-rebelle en moquant cette « ville où les jeunes viennent prendre leur retraite ».

Mais Portland, où l’immobilier a explosé, perd désormais des habitants.  

Centre-ville déserté

Des géants comme Nike ou Target y ferment leurs magasins en invoquant des vols répétés. Le télétravail a vidé l’hypercentre, rendant sans-abri et toxicomanes très visibles.

« Il y a de la drogue à tous les coins de rue », constate Mme Schroeder, qui a perdu deux tiers de son chiffre d’affaires depuis la COVID-19. « Donc les gens ont encore plus de raisons de ne pas venir dans le centre-ville ».

La sexagénaire a pourtant voté pour la dépénalisation, avec l’espoir de soigner plutôt que de punir. Elle reste ébahie par les défaillances du système de santé, incapable de financer les structures nécessaires.

La commerçante dénonce également l’« approche passive-agressive » d’une police qu’elle estime vexée par la diminution de son budget. Lorsque la vitre de la voiture d’un client a été brisée récemment, la patrouille lui a répondu qu’elle « ne gère pas les atteintes aux biens ».

Après un bond entre 2019 et 2022, la criminalité a commencé à baisser en 2023, selon les statistiques. Mais la police met en moyenne 20 minutes pour répondre à un appel d’urgence.

Dans les rues, le slogan « Keep Portland Weird » (« Que Portland reste étrange ») côtoie des panneaux publicitaires dénonçant les « overdoses mortelles record », « l’augmentation des fusillades » ou les « vols de voiture généralisés ».

Une campagne d’un groupe citoyen créé par deux communicants, l’un démocrate, l’autre républicain.

Portland était un « Panthéon progressiste, nous étions comme un phare », s’agace son cofondateur de gauche, Kevin Looper. « Et tout d’un coup, nous sommes un contre-modèle ».

Dans une Amérique toujours plus polarisée, ce quinquagénaire aimerait trouver une voie médiane.

« Entre l’extrême gauche qui pense que tous les flics sont mauvais, et l’extrême droite qui veut un État policier, la plupart des gens veulent juste quelqu’un qui réponde aux appels d’urgence ».