La marée noire dans le golfe du Mexique a fait beaucoup parler au cours des derniers jours. Avec raison. Certaines questions sont néanmoins restées en suspens. Nos journalistes font le point sur cette catastrophe environnementale.

Q: Qu'est-ce qui a provoqué cette marée noire?

R: Les plateformes pétrolières en haute mer sont des inventions technologiques vieilles d'une dizaine d'années seulement. La hausse du prix du baril de pétrole et la dépendance aux hydrocarbures ont incité les sociétés pétrolières à chercher toujours plus loin de nouvelles sources d'approvisionnement. Contrairement aux installations en eaux peu profondes, qui peuvent s'ancrer au fond de la mer, ces nouvelles plateformes se maintiennent en place grâce à des hélices. Le mois dernier, la société British Petroleum devait déplacer sa plateforme Deepwater Horizon pour forer un peu plus loin. Le 20 avril, les ingénieurs avaient presque fini de boucher le puits quand un flux d'hydrocarbures a remonté, causant une explosion suivie d'un incendie qui a coûté la vie à 11 travailleurs. La plateforme a coulé, et le conduit qui achemine le pétrole à la surface s'est brisé. Le bloc obturateur - valve de sécurité qui régule la pression du puits - n'a pas fonctionné. Depuis plus de 15 jours, le pétrole se déverse donc dans la mer.

Q: Où en sont les efforts pour colmater la fuite?

R: On s'évertuait hier à acheminer un dôme de contention en béton vers l'endroit d'où s'échappe le pétrole. Après son installation, il faudra encore quelques jours avant de savoir si l'opération a fonctionné. Hier, les porte-parole de BP, extrêmement prudents, ont insisté pour dire que ce type d'opération n'avait jamais été tenté en eaux aussi profondes. On ignore si cela suffira pour endiguer la fuite.

Q: Comment se déroulent les opérations de nettoyage? En quoi consistent-elles?

R: C'est la bonne nouvelle de cette tragédie: le taux d'évaporation du pétrole est élevé à cause de l'eau chaude, ce qui n'était pas le cas lors de l'accident de l'Exxon Valdez en Alaska, par exemple. Des bouées tentent de contenir la nappe pour l'empêcher de toucher terre. Pour retirer le pétrole de l'eau, les experts utilisent des détergents qui le fractionnent. Ils en ont aussi brûlé une partie. Ce que l'on craint le plus, c'est le moment où le pétrole atteindra les marécages. «Dans ce cas-là, tout le monde s'entend: on ne nettoie pas. On laisse la nature s'en occuper», dit Émilien Pelletier, professeur en océanographie chimique à l'Institut des sciences de la mer de Rimouski.

Q: Quelle est l'effet de cette catastrophe écologique sur la faune marine?

R: Les oiseaux sont irrésistiblement attirés par les marées noires, même si elles causent leur perte. Ils deviennent vite englués et ne peuvent plus voler, et ils s'empoisonnent en tentant de nettoyer leur plumage. Les secouristes arrivent assez bien à les nettoyer avec un détergent comme du savon à vaisselle et leur administrent un laxatif pour éliminer rapidement le pétrole absorbé. Les mammifères marins, quant à eux, ont heureusement tendance à s'éloigner des nappes de pétrole. Les plus lourds dommages sont du côté des poissons, des larves et des invertébrés. Les produits chimiques destinés à nettoyer l'eau, notamment, bouchent les branchies des poissons. Et les larves, nombreuses en cette période de l'année, meurent faute de nourriture. «On perd une génération de poissons, ce qui aura des conséquences sur la pyramide des âges pendant longtemps», dit le professeur Émilien Pelletier.

Q: Y a-t-il des marées noires naturelles?

R: Oui, les Amérindiens connaissaient et utilisaient les lacs de goudron. C'est souvent à la suite d'une fuite naturelle que les nouvelles nappes sont découvertes.

Q: Qui est responsable de cette catastrophe?

R: La société pétrolière BP, qui détient le permis d'exploration dans la zone touchée, a déjà annoncé qu'elle assumera l'entière responsabilité des dégâts puisque le pétrole déversé dans le golfe du Mexique lui appartient. Cependant, les dirigeants de la multinationale ont ajouté qu'ils tenaient la société Transocean, qui exploitait la plateforme Deepwater Horizon, responsable de l'accident à la base de la fuite. «C'est sa plateforme qui a fait naufrage, exploitée par ses employés, avec ses mesures de sécurité», a dit le président de BP, Tony Hayward. En réponse à Hayward, les dirigeants de Transocean, une société suisse qui exploite 140 plateformes de forage dans le monde, ont dit qu'ils «attendaient tous les faits avant de sauter aux conclusions».

Q: Combien cette catastrophe pourrait-elle coûter à la société?

R: Les estimations des coûts liés à la catastrophe changent de jour en jour. À l'origine, BP évaluait à 250 millions le coût du nettoyage et des compensations. Mais la société de réassurance Swiss Re estime pour sa part à quelque 3,5 milliards le coût de la catastrophe, soit l'équivalent du coût de la marée noire causée par l'Exxon Valdez. D'autres analystes trouvent ces estimations beaucoup trop basses et croient que la facture finale pourrait atteindre 30 milliards.

Q: Est-ce que BP paiera pour tout?

R: BP affirme qu'elle épongera tous les coûts, mais la loi en vigueur limite sa responsabilité à 75 millions pour le nettoyage de la marée noire. Or, comme les opérations de nettoyage coûtent 7,5 millions par jour, cette somme sera vite atteinte. Le Sénat et la Chambre des représentants américains planchent sur un projet de loi pour relever le plafond des indemnisations à 10 milliards de dollars. Cette loi, si elle est acceptée, s'appliquerait aussi à la marée noire du golfe du Mexique. L'administration Obama se dit «favorable» à une hausse du plafond d'indemnisation. En plus des compensations versées par la société responsable, un fonds du gouvernement fédéral américain permet de couvrir 1 milliard de dommages dans le cas d'une marée noire. Ce fonds a été mis sur pied grâce à une taxe de 0,08$ par baril de pétrole qui entre aux États-Unis.

Q: Des poursuites sont-elles envisageables?

R: La réponse du réseau CNN à cette question en dit long: «Bien sûr. Nous sommes aux États-Unis.» D'ailleurs, les poursuites s'empilent déjà sur les bureaux des avocats de BP et de Transocean.

Q: Qui sera touché par cette marée noire?

R: Beaucoup de monde. Au moins quatre États américains sont à proximité: la Louisiane, bien sûr, mais aussi l'Alabama, le Mississippi et la Floride. L'industrie touristique et la pêche pourraient subir des pertes de 5,5 milliards, selon des analystes de la firme d'investissement Bernstein.

Q: Et nous? Verrons-nous une différence dans les prix de l'essence?

R: Il semble que non. Puisque Deepwater Horizon n'était pas un puits en exploitation, les pertes de pétrole ne compromettent pas la production de BP. Pas de baisse d'offre, donc pas de hausse de prix.

Q: Les accidents sont-ils fréquents sur les plateformes pétrolières?

R: Selon l'ONG britannique Oil Rig Disasters, plus d'une soixantaine de plateformes pétrolières ou navires de forage ont connu des accidents assez importants (explosion, naufrage, incendie majeur) depuis les années 60 dans le monde, dont deux au Canada, au début des années 80. De son côté, le gouvernement américain signale plus de 500 incendies dans les plateformes du golfe du Mexique depuis 2006, selon le New York Times. «Les blocs obturateurs sont fréquemment activés parce que les pics de pression font partie des opérations courantes», explique Tom Bower, un journaliste britannique qui vient de publier le livre Oil, Money, Politics and Power in the 21st Century. «Les imprévus sont courants dans cette industrie. C'est pour cette raison qu'il faut de bons équipements de sécurité en bon état de marche.»

Q: Doit-on s'inquiéter des plateformes pétrolières au large du Canada?

R: Les deux accidents les plus importants au Canada ont eu lieu sur la plateforme Hibernia, au large de Terre-Neuve, en 1982, et près de l'île de Sable, en Nouvelle-Écosse, en 1984. Dans le premier cas, la plateforme a coulé durant une tempête, faisant 84 victimes mais sans déversement de pétrole. Dans le deuxième, un pic de pression similaire à celui de la plateforme Deepwater a provoqué le déversement de 1500 barils de condensés de gaz naturel dans l'océan. L'actuelle plateforme Hibernia est la plus grande au monde et comporte des puits d'urgence permettant de réduire la pression du puits principal si nécessaire. Par contre, une plateforme d'exploration actuellement utilisée au large de Terre-Neuve inquiète plusieurs spécialistes parce qu'elle ne comporte pas encore de puits d'urgence et que les mesures de sécurité sont similaires à celles en vigueur dans le golfe du Mexique. Le gouvernement fédéral a affirmé, dans la foulée du désastre en Louisiane, qu'il n'accéderait pas à la demande des sociétés pétrolières d'assouplir les exigences de forage de puits d'urgence en Arctique.

Q: Quelles mesures de sécurité auraient pu permettre de prévenir cette marée noire?

R: «En mer du Nord, il existe des capteurs acoustiques qui ferment automatiquement les valves quand ils détectent un pic de pression dans le puits», explique le journaliste Tom Bower. «Malheureusement, les sociétés pétrolières ont réussi à persuader le gouvernement américain que ces capteurs n'étaient pas nécessaires dans le golfe du Mexique. Avec de tels capteurs, il n'y aurait pas eu de problème. Cela dit, il y a à la base un problème de surveillance. Le premier filet de sécurité, c'est le personnel. Le fabricant du bloc obturateur (soit la valve de sécurité), Cameron, avait prévenu le sous-traitant Transocean, qui exploitait la plateforme pour BP, qu'il y avait un problème potentiel de fiabilité à grande profondeur. BP n'a pas réalisé l'importance de ce détail par manque de personnel spécialisé sur la plateforme.»

La marée noire atteint une réserve naturelle

La marée noire a atteint les îles Chandeleur de la Louisiane. C'est la première fois que la nappe de pétrole réussit à franchir la barrière de protection érigée à l'aide de bouées et à atteindre le littoral.

 

 

 

LES ESPÈCES MENACÉES

La marée noire affecte des dizaines d'espèces d'oiseaux, de poissons et de mammifères marins.

La situation est particulièrement critique dans la réserve naturelle des îles Breton et Chandeleur, en Louisiane.

TORTUE CAOUANNE

Cette tortue carnivore passe les plages de sable au peigne fin pour y déposer ses oeufs. La marée noire menace autant son alimentation que sa reproduction. Les scientifiques craignent notamment que les femelles soient incapables de se rendre à la terre ferme au moment de l'ovulation.

CRABE BLEU

Très prisé dans la cuisine louisianaise, le crabe bleu risque d'être particulièrement affecté par la marée noire. Les crevettes, les huîtres et les écrevisses de la Louisiane, centrales dans la gastronomie de cet État du Sud, ne devraient pas être épargnées non plus.

THON À QUEUE BLEUE

Très connu des amateurs de sushi et de sashimi, le thon à queue bleue ne passe qu'un mois par année dans le golfe du Mexique, mais sa période de migration coïncide cette année exactement avec la marée noire. La situation est d'autant plus critique que le thon se reproduit pendant ce mois.

PÉLICAN BRUN

Le pélican brun venait tout juste d'être retiré de la liste des espèces menacées. Plusieurs spécimens ont déjà été retrouvés morts depuis le début de la marée noire. Dans les prochaines semaines, le poisson dont cet oiseau-pêcheur se nourrit risque de baigner dans le mazout.

GRAND DAUPHIN

Également appelé souffleur, ce dauphin au nez large (en anglais, on l'appelle le bottlenose) est le mieux connu des dauphins. On craint que cette magnifique bête souffre de problèmes respiratoires et dermatologiques à la suite de la marée noire. Les hydrocarbures pourraient aussi le désorienter.

LAMANTIN

Ce gros mammifère herbivore est l'une des espèces les plus menacées de la planète. Se nourrissant d'herbes poussant en eau peu profonde et remontant à la surface pour respirer, le lamantin risque de souffrir rapidement de problèmes respiratoires s'il doit traverser une nappe d'hydrocarbure.

 

800 000

C'est le nombre de litres de pétrole déversés chaque jour dans les eaux du golfe du Mexique.