La communauté médiatique française monte au créneau après l'interpellation d'un ex-directeur de publication du quotidien Libération qui a été arrêté, menotté et fouillé d'humiliante façon relativement à une banale affaire de diffamation.

Trois policiers se sont présentés vendredi matin à la résidence de Vittorio de Filippis peu après 6h30. Ils ont avisé le journaliste de les suivre, le traitant de «racaille» devant l'un de ses fils, âgé de 14 ans, après qu'il eut protesté contre l'intervention.

 

Menottes aux poings, il a été entraîné dans un commissariat de police voisin, laissant son garçon et son autre enfant de 10 ans seuls à la maison. Il a alors appris qu'il faisait l'objet d'un «mandat d'amener» émis par un juge d'instruction du Tribunal de grande instance de Paris.

M. de Filippis a été transféré dans les geôles du tribunal et soumis, en deux heures, à deux fouilles corporelles complètes avant d'être amené devant la magistrate Muriel Josié.

Cette dernière souhaitait donner suite à une plainte déposée par un homme d'affaires qui s'estimait lésé par un commentaire affiché par un lecteur de Libération sur le site du journal en 2006. À titre de directeur de la publication à l'époque, M. de Filippis est légalement responsable du contenu du site.

Le journaliste, aujourd'hui chargé du développement du journal, souligne que le juge a expliqué son arrestation et sa venue forcée au tribunal par le fait qu'il avait omis de répondre à ses convocations précédentes. Il affirme avoir transmis les documents pertinents aux avocats du quotidien.

«Je ne peux pas garantir absolument que je n'ai pas omis de répondre à une convocation. Quand bien même ce serait le cas, rien ne peut justifier la manière dont j'ai été traité», a indiqué hier à La Presse M. de Filippis, qui envisage de porter plainte en justice.

Sa mésaventure a été dénoncée avec virulence par le quotidien Libération, qui en faisait son sujet de première page hier après avoir révélé l'affaire dans l'édition de samedi.

En plus de soulever des questions sur la liberté de la presse, l'intervention policière démontre que «trop de policiers usent dans leur action d'une attitude méprisante à l'égard des prévenus», relève le directeur du journal, Laurent Joffrin.

Reporters sans frontières dénonce le caractère «intolérable» de l'intervention. Et relève que la France détient le «triste record européen du nombre de convocations judiciaires, de mises en examen et de placements en garde à vue» de journalistes.

Le Syndicat de la magistrature, les principaux syndicats de travailleurs et le Parti socialiste ont aussi protesté contre cette «dérive» judiciaire et policière, parlant d'une «honte» pour le pays.

Régulier, dit le gouvernement

Sortant hier soir de son silence, le président Nicolas Sarkozy s'est saisi de l'affaire, assurant dans un communiqué qu'il comprenait «l'émoi suscité». Il a annoncé que le Parlement étudiera en janvier un texte de loi dépénalisant notamment la diffamation. Il a chargé une commission de définir «une procédure pénale plus respectueuse des droits et de la dignité des personnes».

C'est là un net désaveu pour deux ministres du gouvernement Fillon qui, loin de partager cette indignation, ont défendu hier le travail des policiers et de la juge d'instruction, demeurée muette depuis vendredi.

Tant la ministre de l'Intérieur, Michèle Alliot-Marie, que la ministre de la Justice, Rachida Dati, ont cherché à minimiser l'affaire en relevant que la procédure «régulière» avait été suivie. Et que le gouvernement n'avait joué aucun rôle dans l'émission du mandat d'amener.

Le Monde s'interrogeait à ce sujet hier dans un éditorial, relevant que le «doute était permis» tant les limites de la loi avaient été bafouées.

«Il faut avoir un haut sentiment d'impunité pour se livrer à des actes indignes d'un État de droit. Comme si les journalistes dans leur ensemble devaient entendre ce message: que la presse se tienne à sa place, sous peine de descentes à l'aube avec pertes et fracas», relevait le quotidien.

Vittorio de Filippis dit qu'il ne dispose «d'aucun élément» lui permettant de conclure que le mandat d'amener découle d'une quelconque intervention gouvernementale.

«Si on est paranoïaque, on peut se dire que ça va au-delà du juge d'instruction. Mais moi, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que l'intervention s'inscrit dans un contexte de dérive policière touchant les entreprises de presse, les sans-papiers... Ça me paraît sain de voir que les gens s'indignent», souligne-t-il.