On peut difficilement imaginer mission plus délicate - et plus controversée - que celle que s'est donnée Ludwig Minelli. Mais n'allez pas imaginer un instant qu'il puisse se sentir dépassé par la tâche ou intimidé par la détresse des personnes qui lui demandent son aide.

«Jamais! Je n'ai peur de rien. Si j'en avais l'occasion, j'interviewerais le diable lui-même», souligne le Suisse de 76 ans en éclatant de rire.

Bien qu'il ne rechigne pas à évoquer des figures bibliques auxquelles il ne croit pas pour illustrer ses propos, le fondateur de l'association Dignitas fait peu de cas des religions. Et il ne s'émeut guère des critiques de croyants qui voudraient, au nom de leur foi, l'empêcher de continuer à aider des personnes à s'enlever la vie.

«La seule théologie à laquelle j'adhère, c'est celle-là», lance-t-il d'emblée à La Presse, qui l'a rencontré il y a 10 jours dans sa résidence de Forch, une paisible bourgade à l'est de Zurich offrant une spectaculaire vue sur les Alpes.

Cet ancien journaliste, qui a travaillé 10 ans pour un prestigieux hebdomadaire allemand avant de se convertir au droit dans la quarantaine, reçoit rarement les médias même s'il est constamment sollicité.

Le caractère international de l'action de Dignitas, qui a facilité depuis sa création, en 1998, le suicide de plus de 1000 personnes venues d'une soixantaine de pays, suscite particulièrement l'attention. Près d'une dizaine de ces personnes étaient d'origine canadienne. Et au moins trois venaient du Québec, selon un décompte produit par M. Minelli à notre demande.

La plupart souffraient de maladies graves ou incurables et souhaitaient être libérées de leur douleur. Mais le fondateur de Dignitas pense que le «droit au suicide assisté» ne s'arrête pas là.

«Si un être humain a pris la décision de mourir, aucune personne ne doit pouvoir s'y opposer», souligne l'avocat, qui milite dans plusieurs pays pour faire adopter son point de vue sur le sujet.

Pas d'euthanasie

Les personnes faisant appel à Dignitas pour mettre fin à leurs jours sont reçues dans une résidence aménagée en pleine zone industrielle à Pfäffikon, à l'est de Zurich. Des accompagnateurs préparent le cocktail de barbituriques qui entraîne normalement une mort rapide et indolore en une demi-heure. Le patient doit le prendre lui-même puisque la loi suisse ne permet pas l'euthanasie, dans laquelle la mort résulte de l'action directe d'une autre personne.

L'infirmière Petra Keller, qui joue ce rôle d'accompagnatrice, assure que le processus est souvent paisible, même s'il est douloureux pour les proches. «Les gens sont sereins à 99%. Ils sont contents de pouvoir se libérer de leur douleur», assure-t-elle en entrevue dans un bureau où sont conservés des centaines de dossiers actifs et passés de l'organisation.

La femme de 51 ans souligne que certains membres de son entourage l'ont déjà attaquée pour son action en la traitant «d'ange de la mort». «Mais ils comprennent bien aujourd'hui ce que je fais», souligne Mme Keller, qui se dit convaincue de bien agir.

Tourisme de la mort

Le suicide assisté est déjà largement autorisé en Suisse, où la Constitution réserve une place centrale au droit à l'autodétermination des individus. Le Code criminel précise que ceux qui aident une personne à se suicider sont passibles de cinq ans de prison s'ils sont motivés par un mobile «égoïste», lire pécuniaire, mais ne pose pas de contraintes additionnelles, souligne M. Minelli.

La loi interdit cependant aux médecins de prescrire des médicaments à des personnes saines et limite de facto le recours au suicide assisté pour des personnes souffrant de troubles mentaux puisqu'elles ne peuvent facilement être jugées aptes à donner un consentement éclairé.

Deux barrières que le fondateur de Dignitas tente de faire tomber par des recours juridiques. Et en explorant d'autres voies de suicide qui ne nécessitent pas l'usage de médicaments.

Le droit au suicide assisté ne s'arrête pas non plus aux frontières, ajoute M. Minelli, qui ne voit aucune raison de refuser son aide à des étrangers. Le gouvernement suisse dénonce ce «tourisme de la mort» et menace de modifier la loi pour tenter de le faire interdire ou encore d'interdire carrément Dignitas, qui compte 6000 adhérents.

«Ils voudraient que l'on ferme la frontière comme on l'a fait durant la Seconde Guerre mondiale pour les juifs... Je n'accepte pas que l'on repousse des gens qui demandent l'aide de la Suisse», tonne l'avocat, souvent qualifié de «nazi» par ses plus féroces détracteurs.

Bien qu'il milite activement pour faciliter la mort de personnes en détresse, le fondateur de Dignitas souligne que les activités de son organisation sont largement «tournées vers la vie».

Le processus pour obtenir une assistance au suicide, que le gouvernement songe actuellement à resserrer, est graduel et bien balisé, souligne-t-il. Un médecin rattaché à l'organisation doit d'abord confirmer, après avoir consulté le dossier médical, qu'il est disposé à émettre une ordonnance permettant l'achat des barbituriques requis pour induire la mort. La dose n'est finalement prescrite qu'après deux consultations réalisées à l'arrivée du patient en Suisse.

«Dans 70% des cas, dit-il, on n'entend plus parler des gens qui nous font une demande après qu'ils eurent obtenu le premier feu vert. Le simple fait de savoir qu'une porte de sortie existe pour échapper à leur douleur suffit à les libérer. Mais ça, c'est une réalité de notre action à laquelle le gouvernement ne veut pas s'intéresser.»

Parfois, la douleur est trop grande, et la volonté du patient irréversible, souligne M. Minelli, qui relate le cas d'un jeune homme d'une vingtaine d'années venu le voir après avoir été paralysé par un accident.

«Je lui ai dit de retourner chez lui en relevant que beaucoup de personnes dans sa situation finissaient par trouver un sens à leur vie même avec une mobilité réduite. Quelques mois plus tard, il est revenu en disant qu'il ne voulait plus vivre. Ses parents étaient d'accord. Nous l'avons donc aidé», relate-t-il.

Pactes de suicide

Dignitas aide aussi des couples à réaliser un pacte de suicide. Au printemps, les médias anglais ont ainsi fait grand cas de la mort en Suisse d'un chef d'orchestre britannique de 85 ans, Edward Downes, et de sa femme de 74 ans.

Une femme en santé de la Colombie-Britannique a parallèlement demandé de pouvoir mourir à Zurich avec son mari, victime d'une grave maladie cardiaque. Les suites à donner à ce type de demande dépendront de jugements attendus en 2010, relève M. Minelli.

Lorsqu'on demande à M. Minelli s'il est parfois troublé par le fait d'aider des gens à mettre fin à leur vie, il répond par une métaphore.

«Je n'ai aucun sentiment négatif. Vous savez, je suis adepte d'astronomie. Je sais qu'à l'échelle de l'univers, 10 ou 20 ans de vie, c'est une milliseconde», dit-il.

Invité à préciser sa pensée, il dit: «Ce qui me fait mal au coeur, c'est de ne pouvoir aider les gens à mourir dans leur lit personnel, entourés des gens qu'ils aiment.»

 

Les Québécois en faveur de l'euthanasie

L'euthanasie fait la manchette cet automne au Québec. Ainsi, 75% des médecins spécialistes, dans le cadre d'un sondage, ont dit être en faveur d'un recours à l'euthanasie dans un cadre législatif balisé. Même son de cloche chez les omnipraticiens qui, à 74%, souhaitent l'adoption de nouvelles balises réglementaires et législatives en la matière. Et les citoyens? Ils partagent l'opinion de leurs médecins. Plus de 80% des Québécois sont en faveur de l'euthanasie pour les malades qui en font eux-mêmes la demande, révèle un sondage mené en octobre par la firme CROP pour La Presse.