En 10 ans, Novaïa Gazeta, l'icône de la presse libre russe, a vu quatre de ses plus grandes plumes assassinées, dont la plus connue, Anna Politkovskaïa. Entre les pressions des autorités, les récentes accusations d'«extrémisme» et les problèmes financiers, Novaïa Gazeta a toujours été un journal sur le qui-vive. Portrait de cette rédaction qui n'a pas froid aux yeux.

Moscou, Russie Vendredi, fin de matinée. En attendant la réunion de production, les journalistes s'allument tour à tour une cigarette, à deux pas d'une affiche «Ne pas fumer» pourtant bien en vue. «Nous avons une rédaction démocratique!» lance Nadejda Proussenkova, chef de service, un sourire en coin. Les journalistes de Novaïa Gazeta sont habitués de défier les règles. Même celles de leur propre rédaction.

C'est qu'il faut avoir du front tout le tour de la tête pour travailler dans le journal le plus critique du pouvoir russe. Anna Politkovskaïa en avait. Tout comme Igor Domnikov et Iouri Chtchekotchikhine. Aujourd'hui, la salle de rédaction du journal trihebdomadaire, entourée des bureaux de la direction, porte leurs noms. Eux, ils reposent au cimetière. Les trois ont été assassinés en raison de leur travail à Novaïa Gazeta, selon la rédaction, qui continue de mener sa propre enquête.

Depuis, leurs portraits sont accrochés au mur, au-dessus d'un drapeau aux couleurs du journal. En 2009, trois photos sont venues s'y ajouter: celles d'Anastassia Babourova, journaliste de 25 ans spécialisée dans les mouvements d'extrême droite, de Stanislav Markelov, célèbre avocat défenseur de la veuve et de l'orphelin, et de Natalia Estemirova, employée de l'ONG Mémorial, un groupe de défense des droits de l'homme en Tchétchénie. Si les deux derniers n'écrivaient pas dans Novaïa Gazeta, ils étaient tout de même des «amis» du journal, note Nadejda Proussenkova.

Parce que si Novaïa Gazeta se considère comme un journal indépendant plutôt que d'opposition, la réalité le pousse à accumuler les ennemis et à entretenir ses bonnes amitiés. Dans ses pages, il appuie parfois ouvertement la marginale opposition libérale russe. Avec le pouvoir, il est sans pitié.

«Nous ne l'aimons pas»

Midi et des poussières. La réunion de production commence. Le premier sujet à l'ordre du jour est justement le deuxième procès de l'oligarque déchu Mikhaïl Khodorkovski, considéré par plusieurs - dont Novaïa Gazeta - comme un prisonnier politique qui a payé de sa liberté sa tentative de financer en 2003 l'opposition au président d'alors, Vladimir Poutine. Le rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, insiste pour que le sujet soit couvert en long et en large.

Vladimir Poutine. L'homme fort de la Russie, aujourd'hui premier ministre, se classe dans la catégorie des ennemis du journal. «Nous ne l'aimons pas et il ne nous aime pas non plus», reconnaît Mme Proussenkova, qui est entrée à Novaïa Gazeta il y a 10 ans, lorsque Poutine, à la surprise générale, est devenu président.

C'est sous son règne, en 2006, que le collectif de journalistes propriétaires de la Gazeta a dû vendre à contre-coeur 49% de ses actions pour assurer sa survie. Les acheteurs: l'oligarque de l'opposition Alexander Lebedev et l'ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev.

«Nous étions alors en période de blocus économique. De grandes firmes avaient été invitées au Kremlin et on leur avait recommandé de ne pas publier de publicité dans certains journaux. Novaïa Gazeta était au premier rang de cette honorable liste», ironise Mme Proussenkova, qui note que la liste a disparu avec l'arrivée au Kremlin de Dmitri Medvedev, en 2008.

Sous le nouveau président, les fonctionnaires ont recommencé à répondre aux questions des quelque 70 journalistes de la rédaction. C'est d'ailleurs à Novaïa Gazeta que Dmitri Medvedev a donné sa première interview à la presse écrite après son élection.

Les problèmes avec le pouvoir ne sont pas terminés pour autant. Les enquêtes sur l'assassinat des journalistes piétinent et la loi sur «l'extrémisme» adoptée en 2007 menace de fermer le journal.

Roskomnadzor, service fédéral chargé de discipliner les médias, a servi récemment un avertissement à Novaïa Gazeta pour avoir publié des propos à tendance fasciste. L'article incriminé dénonçait justement... un mouvement d'extrême droite, dont faisaient partie les assassins présumés de Babourova et Markelov. Selon la loi, un deuxième avertissement obligerait le journal à mettre la clé sous la porte.

Nadejda Proussenkova n'y voit toutefois pas un geste de censure politique. «Il y a certainement une volonté de nous dompter, mais je crois plutôt que c'est lié à l'incompétence de Roskomnadzor.»

Malgré tous les dangers, les mauvais salaires et les arriérés de paiement, Novaïa Gazeta ne manque pas de recrues. «Les portes du journal sont ouvertes à tous. C'est facile d'entrer à Novaïa Gazeta, mais difficile de tenir le coup. Ensuite, c'est pratiquement impossible d'en partir. Même si personne n'est irremplaçable, on en vient à se dire: «Si je m'en vais, qui d'autre fera ce travail?»»