Au plus fort de la controverse sur la réforme du recensement, en août dernier, le président du Conseil du Trésor, Stockwell Day, a évoqué la possibilité d'abandonner totalement ce système de collecte de renseignements sur la population canadienne en faveur d'une base de données permanente à la scandinave. Mais qu'est-ce que ce modèle nord-européen, au juste? Contrôle de gigantesques quantités de renseignements par l'État, banques d'informations centralisées... Est-ce réellement pensable ici? Pour mieux comprendre cette solution de rechange au recensement, la chroniqueuse Marie-Claude Lortie s'est rendue au Danemark, où les statistiques sont colligées dans le Registre central des personnes. Reportage sur une solution très loin de l'expérience canadienne.

Au Danemark, si vous ouvrez un compte bancaire, on vous demandera votre numéro de CPR. Si vous allez voir votre médecin, on vous demandera votre numéro de CPR. Si vous allez voter, on vous demandera votre numéro de... CPR.

Ce numéro donné à tous les citoyens danois à leur naissance ou au moment de leur immigration officielle est crucial dans mille circonstances de la vie quotidienne. Ces 10 chiffres vous identifient, vous permettent d'être retrouvé, inscrit, vous font apparaître sur les écrans radars.

Le nombre est construit à partir d'un groupe de six chiffres indiquant la date de naissance suivi de quatre autres chiffres choisis au hasard. Quand on est une fille, le dernier est pair. Quand on est un garçon, il est impair.

«Tout le monde le sait par coeur. Même ceux qui ne savent pas lire et qui ne se rappellent aucun autre chiffre», explique Ghita Hansen, conseillère dans une école de commerce, citoyenne danoise comme tous ces millions d'autres pour qui le CPR est une de ces réalités de la vie dont on ne se rend plus compte. «Pour nous, c'est normal d'avoir ce chiffre sur nous partout, tout le temps.»

Ce nombre que toute la population du Danemark balade dans son portefeuille depuis le début du siècle dernier est devenu, à la fin des années 60, la base de tout un imposant système de collecte et d'enregistrement de données sur la population qui a permis, au début des années 70, de cesser les recensements.

Toutes les infos sous un même numéro

«Au Danemark, on est obligé d'être dans le système. Tous ceux qui habitent légalement ici doivent avoir un chiffre d'identification», explique Grete Kongstad, conseillère juridique au bureau central du registre civique danois, le Registre central des personnes.

Ce numéro, utilisé par toutes les grandes institutions, tous les ministères, tous les organismes administratifs, permet donc de réunir tous les renseignements concernant une personne.

Adresse et âge, évidemment. Mais aussi profession, nombre d'années d'études, revenus, statut civique, etc. Si vous êtes gai et que vous êtes en union officielle avec votre partenaire, ce sera inscrit. Si vous faites partie de l'Église nationale danoise, le registre le saura aussi. Comme il connaîtra le pays de naissance de vos parents et le nombre d'années que vous avez passées à l'école.

Mis à part le nom et l'adresse, ces données ne sont pas publiques et sont strictement protégées, explique Mme Kongstad. Et même l'adresse peut rester confidentielle si on en fait la demande, requête qui doit toutefois être renouvelée chaque année.

Mais toute l'information liée au numéro de CPR peut potentiellement être retracée par ceux qui ont accès aux dossiers.

Le gouvernement, donc, sait énormément de choses sur tout le monde. Et ce sont ces données, combinées, compilées, traitées, qui servent à connaître et à comprendre la population. «On demande aux ministères les informations dont on a besoin pour bâtir nos statistiques», explique Lars Tygesen, directeur des ventes et du marketing chez Statistique Danemark.

Au lieu d'interroger de nouveau tout le monde tous les cinq ans, le gouvernement va directement puiser l'information dans ses classeurs. Et cela se fait aisément grâce au numéro d'identification unique qui garantit l'uniformité, la qualité et l'accès facile aux données.

«Et ce système, indique M. Tygesen, coûte une fraction du prix des recensements.»

Un système économique...une fois installé

Pour profiter de ce système peu coûteux une fois qu'il fonctionne, il faut toutefois l'installer. «Et ça, ça coûte très cher», explique Ian McKinnon, président du Conseil canadien de la statistique.

Et ça ne peut pas se faire partout.

D'abord, explique M. McKinnon, le Danemark est un État unitaire avec une gestion - et une récolte de données - bien centralisée et uniforme. Au Canada, beaucoup de façons de faire sont différentes d'une province à l'autre. Comment s'assurer que les données sont comparables?

De plus, au Danemark, la relation entre les citoyens et leur État est à l'opposé de celle des critiques «libertariens» canadiens du recensement qui veulent que l'État se retire de leur vie, gère moins de programmes sociaux et, surtout, pose moins de questions.

«Ici (au Danemark), les citoyens font confiance au gouvernement, explique M. Tygesen. Plus que dans les autres pays. On se dit que le gouvernement fait ce qu'il a à faire. On se sent en sécurité.» Dans un tel contexte, confier toutes sortes de renseignements aux institutions publiques se fait aisément. «Ça fait partie de notre confiance et de nos croyances en l'État providence, ajoute-t-il. C'est nécessaire pour une bonne gestion des programmes sociaux. Ça fait partie du pacte entre l'État et les citoyens.»

Et depuis la création du système de collecte de données par le numéro de CPR, ajoute Mme Kongstad, les cas d'abus dans l'utilisation des données par des gens non autorisés se comptent sur les doigts d'une main.

Y a-t-il des gens qui refusent quand même de faire partie du système?

Avoir un numéro de CPR est obligatoire. Et il est obligatoire pour les citoyens de corriger cet enregistrement quand il y a des changements dans leur vie, notamment un déménagement. Y a-t-il des gens qui ne le font pas? Y a-t-il des amendes importants?

«Les amendes ne sont pas élevées et les délinquants sont rares, répond Mme Kongstad. Vivre sans un numéro de CPR en règle est tellement embêtant: c'est ça, la vraie punition.»

Bébé no 2411704672

«Le gouvernement a pris cette décision (de ne plus distribuer le questionnaire long obligatoire de Statistique Canada) parce que nous ne croyons pas que les Canadiens devraient être obligés, sous peine d'amendes ou d'emprisonnement, de divulguer des quantités importantes d'informations privées et personnelles.» Voici comment le ministre de l'Industrie, Tony Clement, devant la crise politique, a justifié l'été dernier la décision du gouvernement conservateur de mettre fin à l'ancien système de recensement de Statistique Canada.

Pourtant, la solution de rechange scandinave mise de l'avant par Stockwell Day, président du Conseil du Trésor dans le même gouvernement au moment de la controverse - et par la revue The Economist -, est un système basé sur la divulgation obligatoire et la centralisation par l'État d'une multitude d'informations privées et personnelles.

«C'est très simple. On a un chiffre qui nous est donné à la naissance et on le donne ensuite partout», explique Ghita Hansen, citoyenne danoise qui vit dans la région de Copenhague, qui travaille dans une école de commerce et pour qui cette façon de partager l'information avec l'État a toujours été normale. «Ça facilite bien des choses.» Avec les autorisations nécessaires - car l'accès aux données est géré de façon stricte -, on peut connaître l'âge et l'adresse d'une personne à partir de son numéro de CPR, mais aussi son revenu, le nom de son partenaire et, théoriquement, les derniers livres qu'elle a empruntés à la bibliothèque! «Je fais confiance au système. Évidemment, il pourrait y avoir des incidents».

Sauf qu'elle n'a pas vraiment le choix d'y croire. Le numéro d'identification danois est à la base de tout le fonctionnement de l'État et de ses programmes sociaux. «Ici, par exemple, à notre école, note-t-elle, on reçoit notre financement en fonction du nombre d'élèves inscrits. Eh bien, comment sait-on combien d'élèves on a? Avec la liste des numéros d'identité.»