En Espagne, des centaines de familles accusent des religieuses et des médecins de leur avoir froidement enlevé un nouveau-né en le faisant passer pour mort afin de le vendre. Après s'être tues pendant des décennies, elles lèvent aujourd'hui le voile sur un vaste trafic de bébés qui témoigne des heures les plus sombres de la dictature franquiste.

Enrique Pertierra brandit un document officiel qui atteste que son fils est mort le 13 août 1962 à Madrid. Mais il soutient avec conviction que ce fils a «aujourd'hui 48 ans et 8 mois».

Pour comprendre cette apparente contradiction, il faut remonter au moment où sa femme a accouché du garçon dans une clinique de la capitale espagnole. Le pays était alors sous la coupe du régime du dictateur Francisco Franco.

«Je suis vieux. Demain, je ne me souviendrai peut-être même pas de l'endroit où j'ai mis mes clés, mais je me souviens de tout, tout, tout ce qui s'est passé à ce moment-là», confie l'énergique homme de 76 ans, dans son petit appartement situé dans un quartier paisible de Madrid.

L'enfant, né prématurément, semblait néanmoins normal et plutôt bien portant, relate M. Pertierra, qui s'emporte en racontant l'histoire.

Rapidement, le personnel soignant déclare à la famille qu'il faut mettre l'enfant en couveuse. La mère est bientôt autorisée à rentrer chez elle, mais l'hôpital insiste pour garder le bébé, hors de vue.

Au bout de deux semaines, une religieuse déclare que le bébé est mort, emporté par une otite contractée en couveuse. Une explication douteuse. «L'otite n'est pas mortelle. Et ce n'est pas une maladie infectieuse», dit M. Pertierra.

Il demande à voir le corps. On lui montre le cadavre d'un bébé qui, il en est convaincu, sortait d'un congélateur et n'avait rien à voir avec le sien.

Berné par une religieuse

La clinique insiste pour se charger des funérailles, mais Enrique Pertierra et sa femme, anéantis, demandent à s'en occuper. On leur remet une caisse. «Je ne l'ai pas ouverte. On ne sait pas ce qu'il y avait à l'intérieur», relate-t-il.

À l'époque, il valait mieux ne pas poser trop de questions. «Sous la dictature, les autorités avaient toujours raison», relate l'ancien ouvrier. Malgré ses doutes, le père procède donc aux funérailles.

Issu d'un village modeste, imprégné de catholicisme, il ne réussit pas à l'époque à se convaincre qu'une religieuse ou un médecin aient pu le berner pour lui prendre son enfant.

Pendant des décennies, le sujet est rarement évoqué jusqu'à ce que la famille apprenne, il y a quelques mois, la création d'une association de parents de «bébés volés». Brisant le silence, des centaines de personnes témoignent publiquement de leur conviction de s'être fait voler leur enfant à la naissance et réclament justice.

Leurs affirmations, a priori surprenantes, renvoient aux heures les plus sombres de la dictature franquiste. Le régime entreprend dès le début des années 40 de retirer leurs enfants aux prisonnières républicaines pour les confier à des parents plus «adéquats». Les orphelins de la guerre civile, terminée en 1939, suivent le même chemin.

Des organisations religieuses prennent en charge les enfants en vue de les placer, puis la pratique se transforme en lucratif commerce.

Silence imposé

Le documentariste Ricard Bellis, qui a enquêté sur le trafic, note qu'il s'est graduellement étendu aux mères célibataires et aux familles de milieux modestes. D'abord d'inspiration politique, le vol de bébés devient essentiellement criminel et se poursuit jusque dans les années 80, au moment où les lois sur l'adoption sont resserrées, souligne-t-il.

Le passage de la dictature à la démocratie à la fin des années 70, quelques années après la mort de Franco, s'accompagne d'une loi d'amnistie qui impose le silence à la société espagnole.

Le magistrat Baltasar Garzon, connu pour avoir réussi à faire arrêter l'ex-dictateur chilien Augusto Pinochet, a voulu briser l'omerta il y a quelques années en se penchant sur les exactions franquistes. Il a notamment évoqué la question des bébés volés avant d'être suspendu pour ses travaux.

Bien que les tribunaux tardent à agir, les premiers témoignages relayés par les médias ont eu un effet boule de neige: ils ont fait sortir de l'ombre des centaines de familles comme celle de M. Pertierra, qui soupçonnent le pire, mais aussi des adultes convaincus d'avoir été enlevés à leurs parents biologiques dans des circonstances nébuleuses. Quelques religieuses ont témoigné de l'existence de ces pratiques.

Dizaines de milliers d'enfants

Enrique Vila, avocat de Valence, soutient une association qui vient en aide aux victimes d'adoption illégale. Il estime que de 10 à 15% des documents d'état civil qu'il voit en cabinet sont faux. En reportant ce pourcentage au nombre de personnes adoptées en Espagne, on peut extrapoler, selon lui, que des dizaines de milliers d'enfants ont été touchés par le trafic.

Maria José Carrasco, qui réside à Valence, cherche à retrouver ses parents biologiques avec l'aide de Me Vila. D'apparence maghrébine, sans lien avec celle de ses parents adoptifs, la femme de 32 ans a su très tôt qu'elle était adoptée. Ce n'est cependant qu'au moment de se marier qu'elle a eu confirmation du caractère illégal du processus.

Son père adoptif reconnaît avoir payé l'équivalent de 2000€ à deux femmes qui lui ont livré le bébé dans un bar de Melilla, une petite enclave espagnole au nord du continent africain.

Mme Carrasco a fini par trouver la personne qui avait servi d'intermédiaire à l'adoption, une femme qui, ironiquement, vit dans le village où elle-même travaille. La dame a refusé de l'aider.

«Tout le monde sait qu'elle achète tout le temps des manteaux de fourrure et des bijoux. Elle dépense l'argent qu'elle a fait sur notre dos», souligne la jeune femme, qui a porté plainte à la justice récemment pour faire toute la lumière sur son passé.

«J'ai le droit de savoir qui je suis», dit Mme Carrasco, qui a réalisé un test d'ADN suggérant qu'elle est d'origine berbère.

Ouvrir la tombe

Enrique Pertierra a aussi fait un test d'ADN dont le résultat est conservé dans un laboratoire madrilène. Il espère que son fils, s'il est bel et bien en vie, fera la même démarche et que l'analyse comparative des deux échantillons permettra de les réunir.

L'homme ne se fait cependant pas trop d'illusions puisque la plupart des enfants volés ne savent même pas qu'ils ont été adoptés.

Certaines familles, note Enrique Vila, ont pu récemment faire ouvrir la tombe de leur enfant pour vérifier si le corps est bien le sien - ou même s'il y a un corps. «Il y a eu des cas confirmés où la caisse était vide», dit-il.

Les Pertierra ne peuvent faire une telle vérification puisque le contenu de la tombe de leur fils a été envoyé dans une fosse commune au bout de 10 ans. Ils ne peuvent pas non plus s'adresser au médecin de la clinique, mort il y a quelques années.

«Je veux que justice soit faite. Si je ne peux pas voir mon fils, j'aimerais au moins savoir qu'il est heureux», dit le vieil homme, qui se reproche sans cesse de ne pas avoir regardé le contenu de la caisse que lui a remise la clinique il y a presque 50 ans.

«Si elle était devant moi aujourd'hui, je l'ouvrirais sur-le-champ», dit-il.