Spirou, sauveur de la Belgique? En ce jour de fête nationale, le vénérable magazine bédé s'immisce dans la crise politique qui paralyse et polarise le pays. La publication qui a fait connaître Gaston Lagaffe et les Schtroumpfs a mis hier en vente un numéro spécial intitulé «Sauvez la Belgique!». Devant les velléités séparatistes des principaux partis politiques flamands, des bédéistes prônent l'unité de ce pays divisé entre néerlandophones, majoritaires, et francophones.

Hier matin, le petit kiosque à journaux devant le métro De Brouckère, au coeur de Bruxelles, était plus occupé qu'à l'habitude, a confirmé sa tenancière. Tout près, un Press Shop a écoulé rapidement une pile de numéros de ce Spirou de circonstance: «Ça fait une semaine qu'on en parle partout, je tenais à mettre la main sur un exemplaire», a dit un client.

Le numéro spécial de Spirou aborde le sujet de l'heure d'une manière on ne peut plus belge: par la bédé... et l'autodérision. Un gag, choisi au hasard: «Pour soutenir la Belgique, achetez le jeu d'échecs belge! Le roi et la reine restent immobiles; les autres pièces font ce qu'elles veulent.»

«Le problème paraît extrêmement complexe, explique Frédérick Niffe, rédacteur en chef de Spirou. On tente d'en circonscrire certains points, mais nous sommes aussi un magazine d'humour, alors il faut passer un bon moment!»

Depuis 400 jours, la Belgique est en suspens. Pris en otage par les partis wallons et flamands qui ne parviennent pas à s'entendre sur la formation d'une coalition gouvernementale, le pays vit sans premier ministre, une situation que le roi Albert II a qualifiée d'affligeante dans son discours de la Fête nationale.

Or, le roi a beau désigner des formateurs chargés de négocier une feuille de route avec les partis, ils se heurtent à l'intransigeance des principaux partis flamands (le CD&V et la N-VA) qui réclament une décentralisation des pouvoirs par rapport à la fédération et rêvent, ultimement, d'indépendance. Un voeu beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, notamment en raison de la circonscription électorale Bruxelles-Hal-Vilvorde, la capitale (et capitale de l'Union européenne), francophone à 85%, mais enchâssée en territoire flamand. Deviendrait-elle alors capitale flamande ou wallonne advenant la scission du pays? Un véritable casse-tête.

«Nous nous sentions concernés par cette crise communautaire, confie le rédacteur en chef de Spirou. Tous les jours, on nous bourre le crâne, nous devions faire quelque chose. Nous sommes du côté de la liberté d'expression, des rieurs; peut-être qu'après l'intervention des hommes sérieux, nous sentions devoir mettre notre grain de sel en espérant réduire un peu la tension.»

La commande a été lancée il y a trois mois : un numéro - très réussi, au demeurant - sur le thème de la sauvegarde et de l'unité de la Belgique, qui traduit en cases et en bulles une authentique affection pour ce pays. Signe que l'heure est grave, il s'agit de la toute première fois, en 73 ans d'histoire, que le journal de Spirou se consacre à un sujet si sérieux. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que l'éditeur Jean Dupuis avait dû fuir en France et que le journal avait été contraint d'interrompre pendant quelques semaines sa publication, jamais Spirou n'avait osé commenter une crise sociale ou politique.

Ce n'est toutefois pas la première fois que les bédéistes belges abordent la question nationaliste belge, comme le rappelle ce numéro du magazine.

En mars 1973, Peyo, créateur des Schtroumpfs, a renoué avec le scripteur Yvan Delporte et créé un épisode au cours duquel un des villageois trace une frontière divisant le village entre le Nord et le Sud... à cause d'un différend linguistique: les Schtroumpfs du Nord disent «Schtroumpf-bouchon», ceux du Sud, «Tire-bouschtroumpf». Grand Schtroumpf tente alors de raisonner ses concitoyens et souligne la futilité du débat en faisant valoir que c'est du pareil au même, que c'est «Schtroumpf vert et vert Schtroumpf!».

Absurde? «C'est toute la complexité de la situation actuelle au pays du surréalisme», résume-t-on dans ce Spirou. Les Belges eux-mêmes reconnaissent mal la saisir: «Ce numéro, on l'a fait pour les Belges, mais aussi un peu pour notre lectorat de l'extérieur», dit Frédérick Niffe, ravi que des scénaristes flamands et français aient collaboré à ce numéro.

Les lecteurs de Spirou, eux, auront bien besoin de ces gags pour alléger la situation. «Ce qui va arriver? J'imagine qu'on retournera voter... et que le résultat sera le même que celui de l'an dernier», avance, sur un ton résigné, ce client croisé au Press Shop. Mieux vaut en rire...