Il n'y a pas que Dominique Strauss-Kahn qui soit libre après l'abandon cette semaine des charges portées contre lui: la parole des Françaises victimes de violence sexuelle l'est aussi. C'est ce que retient l'historienne, auteure et féministe française Florence Montreynaud, fondatrice des Chiennes de garde, un mouvement qui s'attaque au sexisme dans les médias et chez la classe politique de l'Hexagone. Dans un texte percutant publié dans Le Monde mercredi, Mme Montreynaud s'attaque à la séduction «à la française»: elle dénonce l'insistance proche du harcèlement d'une certaine «drague» qui, sans être nécessairement criminelle, caractérise la domination masculine dans les rapports hommes-femmes. L'affaire Strauss-Kahn, dit-elle, «nous a fait réfléchir sur ce qu'est la violence sexuelle». Nous l'avons jointe à Paris pour en parler.

Q: L'affaire Strauss-Kahn a mis en lumière un autre fossé culturel entre l'Amérique et la France, sur les rapports hommes-femmes. Comment caractérisez-vous ces relations en France?

R: L'image réelle des rapports entre hommes et femmes en France est effrayante. L'image qu'on fabrique et exporte est tout à fait fallacieuse, c'est une vitrine. (...) J'ai fondé les Chiennes de garde en 1999 à cause des insultes sexistes reçues par les femmes politiques en France. Il n'y a pas un pays développé et civilisé qui supporterait ce que les femmes supportent en France, où c'est possible de traiter une femme politique de «pute». Il y a un consensus en France où on dit aux femmes: «Fais comme si tu n'avais pas entendu.» Moi, je considère que ce sont des blessures qui, si on n'intervient pas, fragilisent l'estime de soi.

Q: On a évoqué une «séduction à la française» pour expliquer le comportement de certains Français avec les femmes. Qu'est-ce pour vous cette «séduction à la française»?

R: La fameuse «séduction à la française» est valorisée chez nous. Il y a parfois du charme, des compliments agréables. Mais c'est parfois de l'insistance. C'est le type à qui on dit non, et qui croit que ça peut être oui. (...) En tant que féministe, j'ai un critère très simple: la réciprocité, l'égalité. Si un homme peut siffler une femme dans la rue et lui dire qu'elle est mignonne, est-ce que la réciproque est vraie? Sinon, c'est une appropriation. Toute pratique qui n'est pas susceptible de réciprocité est pour moi un témoignage de machiste. (...) J'en reviens toujours à cette phrase-clé que les féministes britanniques du XIXe siècle ont appelée la double norme sexuelle: une femme qui montre son désir se voit dégradée, alors que pour l'homme, ça le valorise.

Q: Votre article dans Le Monde vous a valu de nombreux commentaires. Parmi eux, des jeunes qui disent que les rapports sont maintenant différents chez eux. Qu'en pensez-vous?

R: Je suis bien habituée à ça, puisque j'ai 63 ans et c'est très facile de me traiter de vieille barbe... Mes propres recherches et celles d'autres chercheurs montrent que la situation évolue très, très lentement. On me dit souvent que pour les jeunes couples, ce n'est pas du tout comme ça, qu'il y a un meilleur partage des tâches ménagères... Mais dans les mesures de l'Institut national de la statistique et des études économiques, c'est une minute de plus par homme par an! Certes, il a un changement. Mais, en aucun cas, on ne peut me dire que ce n'est plus comme ça pour les gens de 20 ans.

Q: L'abandon des charges contre Strauss-Kahn pourrait-il nuire au travail des féministes françaises?

R: Si on est optimiste, on peut dire que ç'a libéré la parole des femmes violées. Il y des plaintes qui ont été déposées. Il y a quand même un membre du gouvernement qui a démissionné! Georges Tron [ancien secrétaire d'État à la fonction publique, accusé de viols et agressions sexuelles, NDLR] n'aurait jamais été inquiété sans l'affaire Strauss-Kahn: les femmes ont dit qu'elles ont porté plainte à cause de ça. Quand il y a eu cette affaire, j'en ai parlé autour de moi à d'autres féministes. Nous avons fait un retour sur nos propres expériences de violence sexuelle. Je me suis rappelé de plusieurs agressions que j'ai subies et je me suis demandé pourquoi je n'avais jamais porté plainte. Ça nous a fait réfléchir sur ce qu'est la violence sexuelle, à quel point nous vivons dans cette atmosphère. (...) L'abandon des charges ne change pas le fond de l'affaire: dans une relation sexuelle de sept minutes, on a du mal à imaginer une longue négociation et un consentement. Les faits parlent d'eux-mêmes.

Q: Dans la même page que votre texte publié dans Le Monde, l'écrivain Pascal Bruckner retient plutôt de l'affaire Strauss-Kahn le puritanisme de l'Amérique. Qu'en pensez-vous?

R: Je suis horrifiée par ce qu'a écrit Pascal Bruckner. C'est honteux de parler de puritanisme quand il s'agit d'un crime. C'est une tromperie honteuse de la part d'un intellectuel. Tous ces gens qui parlent de puritanisme ne savent pas de quoi ils parlent. Ils n'ont jamais approché de femmes qui ont été violées ou victimes d'agressions sexuelles. C'est pour justifier leur propre conduite sexuelle.