Du café Sheesha, la vue est imprenable sur Basaksehir, un des quartiers de la périphérie d'Istanbul dont la population a explosé au cours des 10 dernières années. En bas, on voit un immense parc linéaire couvert de plans d'eau, de fontaines. Des dizaines de familles y déambulent. Au loin, un centre commercial. Un Burger King. À droite et à gauche, éparpillées à travers les dizaines d'édifices d'habitation ultramodernes, six mosquées flambant neuves laissent monter fièrement leurs minarets vers le ciel.

Six mosquées? Basaksehir a peut-être des airs de DIX30, le centre commercial et résidentiel de Brossard, ceux qui y habitent ne tardent pas à expliquer la différence entre leur quartier et le reste d'Istanbul. «Basaksehir, c'est une communauté qui regroupe surtout des familles conservatrices et musulmanes pratiquantes», laisse tomber tout de go Zehra Aydin, une jeune femme de 23 ans qui porte le voile.

Sa famille y a élu domicile il y a 10 ans, et Zehra et l'amie qui l'accompagne au café Sheesha, Kubra, se sentent ici comme des poissons rouges dans un poème de Roumi. Si dans les rues du centre-ville d'Istanbul, autour de la place Taksim, le voile est l'exception, ici, il est plutôt la règle. Au grand soulagement de plusieurs qui trouvent difficile de combiner leur pratique religieuse avec la laïcité à la française qu'a imposée Atatürk en créant la république post-ottomane, en 1923.

J'ai quitté l'école au secondaire parce qu'on ne me laissait pas porter mon voile, mais ici, personne ne me juge», note Kubra, qui porte le voile intégral. Ne s'échappent de derrière le tissu qu'un rire franc et une paire d'yeux espiègles.

Des marges à la classe moyenne

Basaksehir n'est cependant pas sorti de nulle part. La transformation de l'ancien quartier industriel, en périphérie de la métropole turque, a été minutieusement planifiée par le Parti islamiste du bien-être, quand ce dernier a remporté les élections municipales, en 1994. Au début, l'administration municipale que dirigeait à l'époque Recep Tayyip Erdogan - aujourd'hui premier ministre de Turquie - y a lancé un large chantier de logements sociaux. Snobé par les citadins qui ont préféré tourner le dos aux politiciens islamistes, le projet a trouvé preneur parmi les franges les plus conservatrices et pauvres de la société, remarque Ayse Cavdar, une étudiante au doctorat qui a consacré son mémoire au phénomène de Basaksehir.

La situation initiale du nouveau quartier, note-t-elle, a vite changé. La libéralisation économique du pays, entamée au début des années 80, a permis à nombre de familles musulmanes pratiquantes, longtemps gardées à l'écart de la redistribution des richesses par l'État laïc, de se joindre à la classe moyenne. En se développant au cours des ans, Basaksehir s'est adaptée à cette nouvelle clientèle de plus en plus riche, mais demeurant socialement plus conservatrice.

Aujourd'hui, Basaksehir a des airs de banlieue riche plutôt que de quartier populaire. Les jeunes attablés au café Sheesha ont tous un ordinateur portable ou un téléphone intelligent. Et portent des vêtements dernier cri. La majorité des jeunes femmes, cependant, portent toujours le hidjab. «Basaksehir est devenu l'incarnation urbaine de cette nouvelle classe sociale et du projet islamiste pour Istanbul», note Ayse Cavdar, qui a emménagé dans le quartier pour l'étudier de plus près.  

Alors qu'au cours des 10 dernières années le revenu par tête a doublé en Turquie - un boum économique qui a largement contribué à la réélection, l'été dernier, du parti pro-islamique de M. Erdogan -, les affaires sont particulièrement bonnes dans ce quartier que certains médias turcs ont rebaptisé le «penthouse des riches islamistes» pour le ridiculiser.

Quiétude et argent

Se décrivant comme un Turc laïc non religieux, Ferhat Katmer n'est cependant pas prêt à cracher dans la soupe depuis qu'il y gère un commerce florissant. «Oui, c'est un coin conservateur et j'ai vu des familles dans lesquelles il y a deux épouses, même si c'est illégal en Turquie.»

Rempli de préjugés quand il est arrivé, Ferhat Katmer avoue aujourd'hui qu'il pourrait se faire à la vie à Basaksehir, malgré le conservatisme religieux ambiant. «De plus en plus, on voit toutes sortes de gens s'installer ici. La qualité de vie est bonne. Les rues sont larges et on voit plus de femmes conductrices qu'ailleurs», note-t-il, en remarquant néanmoins qu'il est impossible de se procurer une bière ou une bouteille de vin dans toute la municipalité. Il a essayé de convaincre sa femme, qui ne porte par le voile, d'emménager dans le quartier, mais en vain. «Elle n'est pas conservatrice et aurait peur d'être en minorité ici, se désole-t-il. Il faut peut-être réaliser que Basaksehir, c'est peut-être ça, la nouvelle Turquie. Et c'est un endroit où l'on peut bien gagner sa vie», s'exclame-t-il.

Il n'est pas le seul à avoir compris la manne que représente Basaksehir. Les promoteurs immobiliers continuent d'y investir et visent des clientèles de plus en plus fortunées, cherchant la quiétude, la sécurité et une ambiance qui tranche avec le centre-ville d'Istanbul.  

C'est précisément à ce marché-là que s'adresse la communauté fermée de Misstanbul. Entouré de barbelés, ce lotissement immobilier ultrasélect ne tire pas son nom d'un concours de beauté, mais signifie plutôt «L'Istanbul qui nous manque», «L'Istanbul d'antan».

La moitié des gens qui vivent ici sont islamiques, nous confie le garde de sécurité, qui laisse entrer les voitures au compte-gouttes. Ils ont l'impression de pouvoir mieux encadrer leurs familles ici, de retrouver la quiétude qu'ils ont perdue depuis qu'Istanbul est devenue la mégapole qu'elle est aujourd'hui. Ici, ils ont l'impression d'avoir le meilleur des deux mondes. Leur petite communauté d'antan, avec la mosquée au coin de la rue et les avantages de la métropole.»