Le procès de la catastrophe industrielle la plus meurtrière de l'histoire de la Turquie s'ouvre lundi, près d'un an après l'accident qui a coûté la vie à 301 mineurs à Soma (ouest), indigné le pays tout entier et durablement écorné l'image du gouvernement.

À 50 km des lieux du drame, le petit tribunal d'Akhisar va examiner un dossier hors-norme. Quarante-cinq inculpés, 487 parties civiles et 436 témoins avec, au coeur des débats, les conditions de travail et de sécurité d'un autre siècle imposées par des patrons bien en cour à Ankara à leurs salariés, au nom de la rentabilité.

Il est 14h55 le mardi 13 mai 2014, lorsqu'un incendie se déclare dans un des puits de la mine de Soma, dans la province de Manisa (ouest). En quelques minutes, les galeries sont envahies par les flammes et les émanations mortelles de monoxyde de carbone. Les quelque 800 ouvriers de l'équipe du matin sont pris au piège.

L'enquête judiciaire a permis de reconstituer précisément l'enchaînement des faits.

«Un tas de charbon abandonné près du transformateur U3 a pris feu (...) ce feu s'est propagé à toute la veine d'extraction numéro 4, la galerie numéro 3, les structures de bois, les tuyaux en PVC et les câbles électriques (...) les ouvriers ont été tués par les gaz et les fumées toxiques», écrivent les procureurs Onur Önder Kalkan et Sertaç Ekici.

Dans une panique indescriptible, les secours se mettent en place au milieu des familles accourues sur le carreau de la mine en quête d'informations. Au fond, c'est l'horreur. De nombreux ouvriers meurent en quelques minutes. Seuls les plus éloignés du foyer parviendront à regagner l'air libre.

«Surexploitation»

Le corps du dernier mineur ne sera sorti des galeries que quatre jours plus tard, portant le bilan définitif de l'accident à 301 morts et 162 blessés.

Dès les premières heures qui suivent la catastrophe, les responsabilités ne font guère de doute. Les rescapés mettent en cause la sécurité déplorable et la course à la production effrénée imposée par les patrons de la mine.

La justice a confirmé leurs accusations et renvoyé au tribunal les huit plus hauts cadres de Soma Kömür, une ribambelle de techniciens et quelques agents subalternes du ministère de l'Énergie chargés de la supervision du site.

Dans un rapport, les experts judiciaires ont énuméré une longue liste des «négligences» qui leur sont reprochées, du manque de détecteurs de monoxyde de carbone au mauvais état des masques à gaz. Ils ajoutent que l'entreprise a délibérément «ignoré les dangers» de la mine lorsqu'elle en a relancé l'activité en 2013.

«En 2009, un rapport a souligné que l'exploitation ne pouvait pas reprendre à cause des risques de feu (...) sans toutes les mesures de sécurité nécessaires», écrivent-ils.

Les défenseurs des familles de victimes vont plus loin. Ils dénoncent la «surexploitation» de la mine, la «course au profit» et les «conditions de travail dignes de l'esclavage» imposées aux ouvriers, parfois «à coups de cravache». En rappelant que le patron de la mine se vantait d'avoir divisé par cinq le coût de production de la tonne de charbon...

Procès «politique»

«La direction de l'entreprise était parfaitement consciente du danger de mort qui pesait sur les ouvriers», affirme Selçuk Kozagacli, un avocat des parties civiles. «Ils auraient dû fermer des galeries, mais ça aurait fait monter les coûts», ajoute-t-il, «ils s'attendaient à des morts et les avaient inclus dans leurs calculs».

Contactés par l'AFP, plusieurs avocats des accusés ont refusé de s'exprimer avant le procès.

Vu la gravité des faits, le procureur a poursuivi les huit membres de la direction pour «meurtres», une qualification rarissime, en réclamant contre eux jusqu'à 25 ans de prison... par victime.

Les patrons de la mine ne sont pas les seules cibles des parties civiles. Elles comptent bien, aussi, mettre en lumière la responsabilité du gouvernement dans la catastrophe.

Juste après l'accident, le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, aujourd'hui président, a été violemment mis en cause pour avoir imputé le drame à la fatalité. «Les accidents sont dans la nature même des mines», avait-il lancé lors d'une visite très agitée à Soma.

De nombreuses voix lui ont aussi reproché d'avoir fermé les yeux sur les violations des règles de sécurité en cours à Soma.

«La femme du PDG de l'entreprise est membre du parti au pouvoir (...) l'État est impliqué dans la reprise et le redémarrage de cette mine et il rachetait toute sa production», accuse M. Kozagacli. «Les politiques devraient être sur le banc des accusés», ajoute-t-il, «nous comptons bien le prouver pendant le procès».

Un mois après la catastrophe, le gouvernement a fait voter une loi pour renforcer la sécurité dans les mines, mais sans réussir à faire taire les critiques. À moins de deux mois des élections législatives du 7 juin, ce procès s'annonce aussi très politique.