Quelques heures avant le bombardement d’une centrale nucléaire dans le sud du pays, La Presse a joint des Ukrainiens qui exprimaient déjà la crainte d’un « second Tchernobyl », alors que la région était la cible de violentes frappes depuis l’aube, jeudi.

« Bombes… Militaires partout… Russes. Beaucoup de morts », chuchote Yulia Melnikova au bout du fil. La connexion exécrable entrecoupe ses phrases déjà étouffées par la cacophonie qui règne dans son village en périphérie de Kherson. La ville du sud du pays est assiégée par l’armée russe. Ici, on ne craint pas que les obus et les missiles. Les relations déjà précaires avec le peuple russe sont au cœur des tensions.

Yulia, 47 ans, s’occupait des cargaisons de pansements pour une entreprise locale avant la guerre. Il était donc tout naturel pour elle de coordonner la distribution de vivres et de médicaments à Kherson, où les nouvelles sont « plutôt mauvaises ».

Une opération risquée. Elle ne peut s’abriter dans un sous-sol comme le font tant de civils. « J’ai besoin de l’internet pour gérer tout ça », explique-t-elle.

Elle demeure discrète sur le secteur où elle se trouve et sur les points de collecte. Le risque de démantèlement est trop grand. « Les troupes ukrainiennes nous déconseillent de dévoiler ces informations », résume-t-elle, une fois la connexion plus stable.

Elle ne compte plus les scènes d’horreur observées depuis 24 heures : des bâtiments complètement détruits, encerclés par des militaires. Des chars et des gens armés à chaque coin de rue. Et, surtout, des blessés. Des familles laissées sans argent ni nourriture qui se frayent un chemin à travers les ruines et les gravats.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE YULIA MELNIKOVA

Yulia Melnikova

Je reste parce que mieux vaut aider les autres que penser à la prochaine attaque.

Yulia Melnikova

La menace d’un accident nucléaire

L’armée russe a ouvert le feu dans la ville ukrainienne d’Energodar. Cette localité est située non loin de la centrale nucléaire de Zaporijjia.

L’évènement a attisé la pire crainte de Yulia et ses compatriotes, celle d’un accident nucléaire.

« Je l’ai su parce que j’ai des amis là-bas. Les explosions, c’est une chose, mais c’est d’un accident nucléaire qu’on a vraiment peur », dit-elle la gorge serrée.

Quelques heures plus tard, les forces russes ont pilonné la centrale atomique.

Coincée à Lviv

Terrée dans un hôtel de Lviv, proche de la frontière polonaise, Alla Nabova s’occupe comme elle peut. Inquiète pour ses proches à Kherson et à Kyiv, elle regarde frénétiquement l’écran de son téléphone.

Son fils de 4 ans, Fédyr, ne pleure plus depuis déjà quelques jours.

« Il va relativement bien. C’est triste, mais les enfants s’adaptent à la guerre. Maintenant, il me pose plein de questions », raconte la mère de famille réfugiée à Lviv.

Les nouvelles en provenance de ses proches à Kherson la font frémir.

Ce qui tient Alla éveillée la nuit, c’est la perspective d’un second Tchernobyl. On s’habitue aux sirènes, aux cris étouffés et aux immeubles éventrés. Mais pas au risque d’une catastrophe nucléaire.

Si les Ukrainiens se montrent stoïques face aux bombes, c’est qu’ils craignent pire, croit-elle.

« C’est notre plus grande peur. C’est ce qui pousse les familles à ne pas rester au pays. »

Des amitiés brisées, un fossé creusé

Malgré les différends historiques, les Ukrainiens et les Russes partagent une culture et une langue similaire.

Mais la guerre fauche des vies et nourrit la haine entre deux peuples limitrophes. En quelques jours, des amitiés se sont brisées et un fossé déjà creux s’est approfondi, soutient Alla Nabatova.

Elle ne mâche plus ses mots lorsqu’il est question du pays voisin.

La majorité des Russes ne sont pas responsables de ce conflit, pense-t-elle. Mais ces jours-ci, elle dissocie difficilement le président Vladimir Poutine du peuple russe. « Il est un produit de la société russe. »

Certains votent pour Poutine et d’autres subissent les bras croisés depuis des années, résume-t-elle. « Je sais que c’est risqué de protester, mais c’est plus dangereux d’être sous les bombes. »

Beaucoup de Russes ne considèrent pas l’Ukraine comme un vrai pays, renchérit la femme dans la trentaine, dénonçant une « propagande de longue date ».

La Russie est impérialiste. Ce pays ne reconnaît pas les nations colonisées comme de vrais pays et se fout de l’indépendance des territoires. Cette mentalité est répandue dans les écoles là-bas.

Alla Nabatova, mère de famille qui s’est réfugiée à Lviv

Olha Shurova a fui Kyiv de justesse cette semaine. Elle a plusieurs amis russes. Elle ne nie pas la proximité culturelle des deux nations. La musicienne et professeure est ensevelie de textos depuis des jours. « Nous sommes désolés, on ne peut rien faire », « On pleure ici. Si on sort, on nous retient pour 15 jours », lit-elle.

« Mais c’est ridicule de dire ça maintenant, quand nos enfants meurent sous les bombes », tranche-t-elle. La plupart des Russes croient la propagande et pensent que ce sont « les nazis ukrainiens qui tuent les gens ».

Au début, elle répondait aux messages de solidarité. Une semaine plus tard, elle est fatiguée des « désolés » russes.

« Ils doivent sortir et faire quelque chose. Les Russes vivent avec Poutine depuis 22 ans déjà, et ils n’ont rien fait sauf discuter à voix basse dans leurs cuisines. Alors, oui, nous sommes en colère contre les Russes qui lui ont laissé plusieurs chances. »

Alla Nabatova renchérit : le silence des dernières décennies se solde maintenant par des bombardements. Elle n’a plus confiance, dit-elle.

« Ils ne protestent pas parce qu’ils veulent l’indépendance de l’Ukraine. Ils protestent parce qu’ils ont peur que les États-Unis les privent du dernier iPhone. »

Malgré l’interdiction des autorités russes, des dizaines de personnes ont été interpellées mercredi soir lors de rassemblements contre l’invasion de l’Ukraine organisés à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Les protestataires sont surveillés de près et beaucoup sont emprisonnés.