En Europe, on se rue sur les comprimés d’iode pour se prémunir contre la menace nucléaire. Mais est-ce bien utile ?

C’est quelque chose qu’elle n’aurait jamais pensé faire. Elle ne connaissait même pas l’existence de ce médicament. Mais au matin du 4 mars, après l’attaque de l’armée russe contre la centrale ukrainienne de Zaporijjia, Patricia Fernandez n’a pas hésité : elle est allée chercher des comprimés d’iodure de potassium à la pharmacie destinés à prévenir un cancer de la thyroïde en cas d’émissions radioactives.

« C’est ma mère qui m’a convaincue », dit la résidante de Bruxelles, mère d’un garçon de 11 ans. « Elle venait d’écouter les infos. Elle m’a appelée. Elle était inquiète. Elle m’a dit que chaque famille de Belgique avait droit à une boîte de 10 comprimés gratuits. Je suis allée à la pharmacie sans me poser de questions. »

La pharmacienne ne l’a pas rassurée. L’air inquiet, elle lui a glissé la boîte sur le comptoir en lui disant d’attendre les consignes du gouvernement, qui viendraient « au moment voulu ». Patricia est rentrée chez elle. Elle a déposé les cachets dans l’entrée, à côté de ses autotests de dépistage de la COVID-19, bien consciente du côté surréaliste de la situation.

« Dans quel monde on vit ? demande-t-elle. Je ne sais même pas quoi faire avec ça ! »

Inquiétude en Europe

Depuis que Vladimir Poutine brandit la menace nucléaire, ils sont des milliers à se précipiter sur ces médicaments censés contrer les effets de la radioactivité. L’attaque sur Zaporijjia doublée à la coupure d’alimentation électrique rapportée mercredi à la centrale de Tchernobyl rajoutent certainement à l’inquiétude de ceux et celles qui craignent une catastrophe d’ampleur.

PHOTO ZAPORIZHZHYA NPP, VIA ARCHIVES REUTERS

Les forces russes se sont emparées de la centrale ukrainienne de Zaporijjia, plus grande centrale nucléaire d’Europe, après une attaque, dans la nuit du 3 au 4 mars dernier.

C’est particulièrement vrai dans les pays géographiquement proches de l’Ukraine et de la Russie. Selon ce que rapporte l’agence Reuters, les pharmacies bulgares auraient vendu autant de pastilles d’iode au cours de la dernière semaine que durant une année entière, certaines ayant même épuisé leur stock. Même topo en Croatie, en République tchèque, en Roumanie ou en Pologne.

Les autorités norvégiennes ont quant à elles demandé aux municipalités de s’équiper pour répondre à une éventuelle demande, arguant que le risque d’accident était « plus élevé que la normale ». Sans oublier la Belgique, où pas moins de 56 000 personnes se seraient procuré des boîtes des comprimés d’iode dans la seule journée du 4 mars, selon l’Association pharmaceutique belge.

Le Plat Pays est certes plus éloigné des zones de danger. Mais la méfiance à l’endroit de la Russie est grande, du fait que Bruxelles accueille les sièges de l’Union européenne et de l’OTAN, deux cibles potentielles pour Vladimir Poutine. Les boîtes d’iode y sont également distribuées gratuitement, à raison de 10 cachets par famille.

Ce n’est pas le cas en France, où il faut habiter près d’une centrale nucléaire pour y avoir droit.

L’Hexagone a plutôt choisi d’acheminer une partie de ses stocks vers l’Ukraine, premier pays concerné par la menace. L’ambassadeur de France en Ukraine a fait état, sur la chaîne BFMTV, de la fourniture de « 2,5 millions de doses d’iode pour pouvoir parer à tout danger nucléaire ».

À quoi ça sert ?

Les comprimés d’iode stable, c’est-à-dire non radioactif, doivent protéger la glande thyroïde contre une contamination radioactive.

Un accident grave dans une installation nucléaire peut entraîner le rejet dans l’atmosphère d’iode radioactif. Inhalé ou ingéré par la consommation d’aliments contaminés, ce radioélément contribue à l’irradiation de la population, lui faisant courir un risque accru de cancer de la thyroïde.

C’est ce qui était arrivé en 1986, après l’accident du réacteur nucléaire de Tchernobyl, qui avait causé un important rejet dans l’environnement d’iode 131 et d’iode radioactif à courte durée de vie.

En saturant la thyroïde d’iode stable, comme une éponge qu’on gorge d’eau, celle-ci ne peut plus fixer l’iode radioactif, qui pourra plus rapidement être éliminé par les urines.

Mais l’iode n’est pas pour autant un remède miracle, car il ne protège qu’un seul organe, la thyroïde, et encore partiellement, fait remarquer Gordon Edwards, président de la Coalition canadienne pour la responsabilité nucléaire.

Les pilules d’iode protègent un peu contre les effets nocifs d’iode radioactif, mais pas du tout contre tous les autres radionucléides comme le césium 137, le strontium 90 ou le plutonium. Et il n’offre aucune protection contre les rayons gamma, sauf si l’on trouve un abri de quelque sorte.

Gordon Edwards, président de la Coalition canadienne pour la responsabilité nucléaire, en entrevue avec La Presse

« C’est surtout recommandé pour les bébés et les femmes enceintes, dont la thyroïde est la plus sensible face au risque de contamination », précise par ailleurs un pharmacien bruxellois à qui nous avons parlé. « C’est ce que je me tue à dire aux clients. »

Une heure avant, 12 heures après

Attention, par ailleurs, à bien suivre le protocole d’ingestion.

Dans l’idéal, les comprimés d’iode stable doivent être administrés une heure avant l’exposition à la radioactivité, et au plus tard dans les 6 à 12 heures qui suivent. Au-delà de 24 heures, les effets secondaires seraient plus graves que les bénéfices attendus.

En outre, il ne servirait à rien de les prendre préventivement. « Non seulement c’est inutile, mais cela peut aussi provoquer des effets indésirables ou des allergies », confiait récemment à l’Agence France-Presse l’Autorité de sûreté nucléaire, en France.

Patricia Fernandez ne sait pas si les siens serviront un jour. Elle ne sait même pas jusqu’à quel point sa petite boîte la rassure. Mais elle tente de faire la part des choses, dans un monde saturé d’informations qui la dépassent un peu.

« C’est tellement énorme qu’on ne peut rien faire contre ça, conclut-elle. Je suis une éponge. Quand j’entends quelque chose qui me stresse, j’absorbe… Cette histoire d’iode, c’est une peur irrationnelle… »

Avec Reuters, France 24 et l’Agence France-Presse