Blague sur les bombardements, vidéo d’une promenade dans les décombres, séquence filmée en direct d’un abri souterrain : sur TikTok, les jeunes Ukrainiens utilisent la musique et les montages ludiques pour raconter leur nouveau quotidien.

« Tu es la Anne Frank de TikTok. »

« Contente que tu puisses garder ta joie et ton humour ! »

Les commentaires s’empilent sous les publications quasi journalières de Valeria Shashenok, résidante de Chernihiv, dans le nord de l’Ukraine.

CAPTURE D'ÉCRAN TIRÉE DU COMPTE TIKTOK @VALERISSSH

Valeria Shashenok dans une vidéo qui a été vue plus de 12 millions de fois.

La photographe de 20 ans est la nouvelle coqueluche de TikTok et d’Instagram. Mais elle ne fait pas la promotion d’une nouvelle marque de cosmétique et ne documente par sa dernière visite dans un resto branché. La jeune Ukrainienne propose plutôt de courtes vidéos de sa vie passée entre un sous-sol hermétique et ses promenades à travers sa ville, détruite par les bombes russes.

Les séquences filmées sont ponctuées d’humour noir et reprennent les codes esthétiques propres à TikTok : musique pop, gestuelle ludique, sous-titres teintés d’ironie.

Elle comptabilise près de 653 000 abonnés.

Les gens me décrivent comme les yeux de la génération Z. Je fais des TikTok avec de l’humour, car c’est une façon de raconter aux gens ce qui se passe.

Valeria Shashenok, résidante de l’Ukraine, en entrevue avec CNN en début de semaine

Elle n’est pas la seule à décrire la guerre, la peur et le danger avec une désinvolture déstabilisante. Ils sont plusieurs à user des codes esthétiques des influenceurs dans leur narration de la violence qui déferle sur leur pays.

Un jeune soldat ukrainien a fait des vidéos de danse sa marque de commerce. Le jour de l’invasion russe, une jeune Ukrainienne se déhanche et affiche un air blasé. « La Russie attaque notre pays, donc nous devons partir à 8 h », décrit-elle.

« Nouvelle dimension »

L’humour, le sarcasme et le deuxième degré, des armes puissantes face à l’horreur d’une sanglante invasion ?

« C’est commun de documenter sa vie sur TikTok, mais ceci amène une nouvelle dimension. Elle donne de l’espoir et elle donne un visage aux ados de cette crise », analyse Laurence Grondin-Robillard, coordonnatrice des communications du Groupe de recherche universitaire multidisciplinaire sur l’information et la surveillance au quotidien (GRISQ).

On sent que cette génération a besoin de l’humour pour passer à travers ça.

Laurence Grondin-Robillard, coordonnatrice des communications du GRISQ

Habitués aux médias sociaux, les adolescents et les jeunes adultes ont moins de pudeur par rapport aux vidéos. Ils ne vont pas hésiter à documenter des tranches de leur vie personnelle et à tourner en dérision des moments dramatiques, ajoute la doctorante.

L’invasion en Ukraine n’est pas le premier conflit à s’étaler sur les réseaux sociaux. Le Printemps arabe et la guerre civile en Syrie se déroulaient également sous les yeux des utilisateurs de Twitter et de Facebook, rappelle Stéphane Couture, professeur de communication à l’UQAM.

Mais cette fois-ci, les jeunes tiktokeurs comprennent comment utiliser les codes pour que leur récit devienne viral. « Ce qui est nouveau, c’est le style et les mises en scène. On a un accroissement de l’instantané et du point de vue personnel, mais ça reste du contenu qui nous informe. Des journalistes reprennent ces vidéos. »

L’angle mort russe

L’angle mort de cette mobilisation citoyenne virtuelle, c’est l’absence de la Russie. Les adolescents qui subissent les contrecoups de la guerre au pays de Poutine n’ont plus le droit d’exprimer leur indignation ou l’angoisse quotidienne. Le réseau social TikTok a suspendu la possibilité de publier de nouvelles vidéos sur sa plateforme en Russie. Une nouvelle loi proscrit la diffusion d’informations visant à discréditer l’armée et son invasion de l’Ukraine.

TikTok comptait près de 25 millions d’utilisateurs en Russie.

Selon le Wall Street Journal, TikTok a également bloqué l’accès au contenu produit hors Russie dans tout ce pays. On permet toutefois à des vidéos approuvées par l’État russe de circuler.

Bloquer l’accès aux médias socionumériques occidentaux aux Russes est très dommageable, juge Mme Grondin-Robillard. « Ça les enferme dans une chambre d’écho. Ils iront sur VKontakte, où il pleut de la propagande pro-Poutine et où plusieurs complotistes ont trouvé refuge. »

VKontakte, le cousin russe de Facebook, est le réseau social le plus utilisé actuellement au pays.

Désinformation

La guerre en Ukraine se raconte à coup de clips de 20 secondes par la nouvelle génération. Toutefois, la tendance est un terreau pour la désinformation, avertissent les experts.

De nombreux comptes, comme « Warfare POV », proposent sur Instagram des images sensationnalistes du conflit pour gonfler leur liste d’abonnés. Dans la majorité des cas, il est impossible de confirmer si les images ou le contenu audiovisuel sont authentiques.

« C’est la première guerre qu’on voit en direct et sur TikTok. On n’a jamais eu de moment historique documenté avec une telle rapidité. Ce n’est pas à la journée, c’est à la minute. Ça donne un gros problème de vérification des faits », renchérit Laurence Grondin-Robillard.