Si la tendance se maintient, le Sinn Féin pourrait remporter la majorité des sièges aux élections du 5 mai prochain en Irlande du Nord. Ce serait une première historique pour un parti nationaliste. Avec quelles conséquences ?

Des élections historiques ? Pourquoi ?

Les sondages sur les intentions de vote donnent le parti nationaliste Sinn Féin vainqueur avec 26 % des voix, contre 19 % pour son adversaire principal, le Democratic Unionist Party (DUP). Le DUP est protestant et souhaite le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni. Républicain, catholique et favorable à la réunification de l’Irlande, le Sinn Féin a longtemps été associé à l’Armée républicaine irlandaise (IRA). S’il remporte la majorité des sièges, ce serait une première pour un parti nationaliste. Depuis la création de l’Irlande du Nord en 1921, les élections ont toujours été remportées par un parti unioniste, si on exclut la performance du SDLP (travailliste) en 1998, qui avait recueilli plus de voix, mais moins de sièges que son rival.

« Symboliquement, ce serait gigantesque », résume Duncan Morrow, professeur de science politique à l’Université d’Ulster, à Belfast. « L’idée qu’un parti qui a soutenu les soulèvements violents contre l’Irlande du Nord soit le parti de tête en Irlande du Nord est assez remarquable. Pour les unionistes, ce serait aussi très difficile à accepter. Cela voudrait dire qu’ils perdent le contrôle sur l’Irlande du Nord… »

Pourquoi ce renversement de situation ?

Ce n’est pas tant la montée du Sinn Féin que la chute du DUP. Le parti unioniste a perdu des plumes dans le dossier du Brexit, avec ses positions obtuses et contradictoires sur le protocole nord-irlandais (qui impose une douane entre l’Angleterre et l’Irlande du Nord, pour éviter le retour d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, membre de l’Union européenne). Ses mauvais calculs politiques ont pour effet de diviser le vote unioniste en Irlande du Nord, qui semble vouloir se reporter sur de plus petits partis comme le Traditional Unionist Voice (TUV).

Bon nombre d’électeurs protestants – notamment parmi les plus jeunes – semblent aussi se rabattre sur des partis moins réactionnaires comme les Verts et surtout l’Alliance Party, formation non sectaire (ni unioniste ni nationaliste) qui pourrait bien terminer troisième de ces élections (16 % des intentions de vote).

« Les nouvelles générations estiment que ce vieux clivage catholiques-protestants est un peu dépassé », souligne Christophe Gillissen, expert de la question irlandaise à l’Université de Caen. « Elles ont envie de voter pour des partis avec des idées un peu nouvelles comme le Parti de l’Alliance, qui est ouvert à tout le monde. »

« C’est un peu l’expression d’un ras-le-bol », résume David Mitchell, professeur au Trinity College Dublin de Belfast.

Quelles seraient les conséquences de l’arrivée au pouvoir du Sinn Féin ?

D’un point de vue purement constitutionnel, aucune. L’accord de paix du Vendredi saint prévoit que l’exécutif nord-irlandais doit avoir un premier ministre et un vice-premier ministre, aux pouvoirs égaux, issus des deux camps, un unioniste et un nationaliste. Ces deux personnes doivent absolument gouverner conjointement, sans véritable hiérarchie. Si l’un des deux se retire du jeu, l’autre doit faire de même. L’Assemblée d’Irlande du Nord (Stormont) cesse du même coup de fonctionner. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en février dernier. Le premier ministre unioniste, Paul Givan, a démissionné pour protester contre le protocole nord-irlandais. Son geste a automatiquement entraîné la démission de la première ministre nationaliste, Michelle O’Neill.

PHOTO PAUL FAITH, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Michelle O’Neill, du Sinn Féin, lors d’un discours à Belfast le 25 avril dernier

D’un point de vue symbolique, c’est une autre histoire. Une victoire du Sinn Féin ferait psychologiquement très mal au DUP. « Les unionistes seraient très démoralisés s’ils arrivent seconds, observe David Mitchell. Ils auraient un sentiment de déclassement. Ils vont avoir de la difficulté à se contenter du poste de vice-premier ministre, même si dans les faits, ça ne changerait pas grand-chose. »

Le DUP n’a toujours pas donné de gage de sa coopération, en cas de défaite. Rien n’exclut qu’il boycotte le gouvernement et paralyse à nouveau l’Assemblée.

Dans tous les cas, il est fort probable que l’Irlande du Nord n’aura pas de gouvernement pendant encore un bon moment. Même s’il l’emporte, le DUP a menacé de se retirer de l’Assemblée tant que le protocole nord-irlandais ne sera pas aboli. Ce qui pourrait mener à une longue période de négociations, supervisées par Londres. Si aucune solution n’est trouvée après six mois, rebelote, il y aura de nouvelles élections. Un risque pour le DUP.

« C’est un calcul qui est essentiellement électoral. Ils sont menacés par d’autres partis protestants, donc ils adoptent un discours très ferme pour garder leur électorat. Mais je pense que c’est un mauvais calcul qui va les décrédibiliser davantage », croit Christophe Gillissen.

La victoire du Sinn Féin mènerait-elle à une réunification des deux Irlandes ?

La réunification de l’Irlande est la raison d’être du Sinn Féin. Mais à court terme, ce scénario est peu probable. L’Irlande du Nord n’est pas encore mûre pour un changement aussi majeur. Il y a toujours des tensions entre les communautés catholique et protestante, qui se sont fait la guerre pendant 30 ans (1968-1999). La communauté protestante reste viscéralement attachée au Royaume-Uni et un changement trop brusque risque de rallumer le feu des « troubles ». La plupart des sondages indiquent d’ailleurs que 60 % de la population nord-irlandaise ne souhaite pas être rattachée à la République d’Irlande, même si 56 % des Nord-Irlandais ont voté contre le Brexit.

À plus long terme, ce scénario est cependant envisageable. Même si le Sinn Féin ne base pas sa campagne électorale sur ce thème, sa majorité à l’Assemblée est nécessairement un pas de plus dans cette direction.

« Il est certain que cela ne fera pas reculer la cause, confirme Duncan Morrow. C’est une plateforme supplémentaire. Surtout si le Sinn Féin remporte aussi les prochaines élections en République d’Irlande, prévues dans deux ans. Leur espoir est que, très graduellement, avec des gains nationalistes dans la République et dans le Nord, il y ait une normalisation autour de cette idée de l’unité irlandaise. »

Scénario d’autant plus probable que la population catholique sera bientôt majoritaire en Irlande du Nord, si l’on en croit les projections démographiques. Les résultats du recensement de 2021 sont toujours attendus. Lorsque les « conditions gagnantes » seront réunies, un référendum (border poll) doit être organisé pour trancher la question. Histoire à suivre.