Entre conservatisme et ouverture d’esprit, Élisabeth II fut la parfaite souveraine… ou presque.

Quand elle est montée sur le trône, l’homme n’avait pas encore marché sur la Lune. La télé venait d’arriver dans nos foyers. Et le téléphone intelligent était de la pure science-fiction.

Témoin de son siècle, Élisabeth II est morte jeudi à l’âge vénérable de 96 ans, après un règne de 70 ans, le plus long de l’histoire britannique. Sa disparition signe non seulement la fin d’une époque, mais aussi celle d’une certaine idée de la royauté, qu’elle avait su entretenir avec brio en dépit des bouleversements qui ont marqué son temps.

« Avec elle, le trône était en bonnes mains. Elle fut une parfaite gardienne de la monarchie », résume Penny Junor, auteure de deux livres sur la reine.

« Parfaite ? Je ne sais pas, nuance l’historienne Anna Whitelock, historienne à l’Université de Londres. Mais qu’on soit favorable ou non à la monarchie, plusieurs la voient comme l’incarnation ultime du XXe siècle. »

Un destin dessiné à 10 ans

À sa naissance, le 21 avril 1926, Elizabeth Alexandra Mary Windsor n’est pas destinée à devenir reine du Royaume-Uni et de son Commonwealth. Il faudra l’abdication de son oncle Édouard VIII, et l’accession au trône de son père George VI, en 1936, pour que la princesse, qui n’a pas de frère, devienne l’héritière présomptive de la couronne britannique à l’âge de 10 ans.

Avant même de monter sur le trône, Elizabeth ne tarde pas à montrer son sérieux et son dévouement à la tâche, des qualités qui feront plus tard sa marque de commerce.

Cela ne l’empêche pas d’en faire parfois à sa tête, en épousant notamment le prince Philip de Grèce et de Danemark en novembre 1947, contre l’avis de sa famille, qui ne le trouve pas à la hauteur.

Le 6 février 1952, à la mort de son père George VI, la princesse Elizabeth devient la reine Élisabeth II. Son couronnement, qui a lieu un an plus tard, le 2 juin 1953, est télédiffusé dans le monde entier et vu par des millions de gens, marquant ainsi l’entrée de la monarchie dans l’ère moderne.

Élisabeth n’a que 27 ans. Son jeune visage apparaît sur les timbres, les billets de banque et une foule d’objets de collection. Elle incarne le renouveau de l’après-guerre et la pérennité de la famille royale. C’est une ambassadrice idéale, qui fait rêver les foules et les amateurs de contes de fées.

La lune de miel durera longtemps.

Avec un sens aigu du devoir, elle honore ses fonctions avec un zèle et une régularité qui forceront l’admiration du public. Pendant des décennies, on la verra dans des milliers de cérémonies protocolaires, revêtue de ses tenues monochromes, serrant les mains ou saluant de la sienne d’une façon si caractéristique que Philip Murphy, expert du Commonwealth et auteur du livre Monarchy and the End of Empire, écrira qu’elle « a fait l’ennuyeux si bien et si longtemps que cet ennui est devenu une sorte d’accomplissement artistique ».

Mais au tournant des années 1990, le charme est rompu. La fameuse annus horribilis de 1992 voit les couples de trois de ses quatre enfants – Charles, Anne et Andrew – voler en éclats, en plus de se terminer par l’incendie au vénérable château de Windsor.

Cinq ans plus tard, en août 1997, la mort de la princesse Diana plonge le pays dans la stupeur et oblige la reine à une sérieuse remise en question. Plus à l’aise dans le protocole que dans l’expression de ses émotions – et encore moins pour cette ex-belle-fille avec laquelle elle n’avait rien en commun –, elle s’enferme dans le plus profond mutisme pendant plusieurs jours, ce qui sera perçu par le grand public comme de l’indifférence et la preuve de la sécheresse de son cœur.

« À ce moment précis, oui, elle semblait être déconnectée du vrai monde », résume Anna Whitelock.

Tournant du siècle

Les années passent, les scandales s’éteignent, et à l’orée des années 2010, une nouvelle génération s’avance sur le devant de la scène royale. Le mariage de son petit-fils William avec Kate Middleton donne un souffle de jeunesse à la monarchie britannique.

La reine, elle, regagne pour de bon la faveur du public qui la considère désormais comme un personnage historique.

Digne héritière de la lignée des Windsor, Élisabeth s’est employée à marcher dans les pas de son père et de son grand-père (George V et George VI), prônant un certain respect des traditions royales britanniques.

Conservatrice, elle n’avait aucunement l’âme révolutionnaire, ce qui ne l’a pas empêchée de traverser les décennies avec une étonnante faculté d’adaptation.

Couronnée au début de l’ère cathodique, morte à l’ère numérique, Élisabeth a embrassé près d’un siècle de changements sociaux, politiques et technologiques avec un heureux mélange de conformisme et d’ouverture d’esprit.

De la guerre froide à la décolonisation en passant par la conquête spatiale, la libéralisation des mœurs, la révolution pop, l’effondrement de la religion et l’explosion des communications, elle « a montré qu’elle savait s’ajuster aux chambardements de son temps et appliquer des comportements royaux anciens à une société de plus en plus diversifiée », résume l’historien Philip Williamson, professeur d’histoire à l’Université de Durham. Ce fut peut-être là sa réussite la plus importante ».

Figure de stabilité dans un monde en constante mutation, la reine Élisabeth « était à la fois ancrée dans son époque et en dehors de celle-ci », constate par ailleurs Anna Whitelock.

Mais sa plus grande réussite, selon l’historienne, est d’avoir su préserver un minimum d’aura autour de la royauté en résistant à la médiatisation à outrance et au culte de la vedette ambiant.

Tandis que Buckingham Palace prenait le virage 2,0 et que les membres de la famille royale, Harry et Meghan en tête, nourrissaient les magazines à potins, Élisabeth demeurait distante et secrète, donnant l’impression de planer au-dessus de ses sujets.

« Le fait qu’elle soit parvenue à maintenir cette mystique autour de la monarchie à une époque où tout est exposé au grand jour par les médias est en soi remarquable, car cette magie est essentielle à la nature même de la monarchie », explique Mme Whitelock.

« En ce sens, elle a été tout le contraire de la nouvelle génération Windsor, qui essaie très fort d’avoir l’air normale et accessible. »