(Paris) Faut-il dramatiser, se taire, rester dans l’ambiguïté ? Les menaces nucléaires de Vladimir Poutine placent les dirigeants des puissances « dotées » face à des questions vertigineuses sur la façon de le dissuader et sur la pertinence de dévoiler ce que serait leur potentielle réplique.

La possibilité d’une guerre nucléaire, longtemps discutée par les seuls militaires et experts, s’est réinvitée dans le débat public avec l’invasion russe de l’Ukraine et les menaces plus ou moins explicites de Moscou.

Même si le président russe n’a pas directement dit qu’il utiliserait l’arme atomique depuis le début de l’invasion en février, le « tabou nucléaire », du moins dans la rhétorique, a volé en éclats.

Vladimir Poutine « dit qu’il ne bluffe pas avec la menace nucléaire », a relevé jeudi le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell. « Toute attaque nucléaire contre l’Ukraine entraînera une réponse, pas une réponse nucléaire, mais une réponse militaire si puissante » de la part des Occidentaux « que l’armée russe sera anéantie », a-t-il prévenu.

Pourtant, face à cette menace, les dirigeants mondiaux n’adoptent pas la même stratégie.

Le président américain Joe Biden, à la tête du seul pays ayant utilisé l’arme atomique en temps de guerre, a choisi le registre dramatique. « Ne le faites pas, ne le faites pas, ne le faites pas », avait-il mis en garde son homologue russe mi-septembre. Avant d’évoquer, il y a quelques jours, le risque d’une « apocalypse nucléaire ».

« Nous n’avons pas été confrontés à la perspective d’un Armageddon depuis Kennedy et la crise des missiles cubains en 1962 », a insisté M. Biden.

À l’inverse, le président français Emmanuel Macron, interrogé mercredi sur la chaîne France 2, a implicitement désavoué son homologue américain. « Moins on en parle, moins on agite la menace, plus on est crédible », a-t-il estimé.

Deux excès

« Il faut parler de la menace nucléaire, car les opinions sont inquiètes », explique le spécialiste français Bruno Tertrais. « Jusqu’à présent, les dirigeants occidentaux ont gardé la tête froide et se sont gardés d’entrer dans la surenchère », dit-il à l’AFP.

« Mais il y a eu deux excès : Biden a été maladroit en évoquant la perspective d’un Armageddon, terme très fort, biblique et effrayant. Et à l’inverse, dire comme Macron que nous ne riposterons pas par l’arme nucléaire… faut-il le dire aussi explicitement ? », s’interroge-t-il.

En effet, le président français a évoqué de façon nébuleuse mercredi ce que pourrait être – ou ne pas être – une riposte française à une frappe nucléaire russe en Ukraine. « Notre doctrine repose sur ce qu’on appelle les intérêts fondamentaux de la nation, et ils sont définis de manière très claire. Ce n’est pas du tout cela qui serait en cause s’il y avait une attaque balistique nucléaire en Ukraine ou dans la région », a dit M. Macron.

Or, rappelle M. Tertrais, le président « affirmait en 2020 que la dissuasion française avait une dimension européenne ».

L’Élysée a assuré jeudi qu’Emmanuel Macron restait dans ce cadre européen, tout en définissant les « intérêts vitaux » de la France en fonction des « circonstances » et de la « dangerosité du conflit ukrainien ». Mais aussi qu’il avait bien à cœur de maintenir « toute l’ambiguïté qui va autour de la dissuasion et qui est nécessaire » pour « qu’elle soit parfaitement opérationnelle ».  

Parmi les autres puissances « dotées », la Grande-Bretagne est restée discrète. Liz Truss avait eu des mots très durs, se disant « prête » à utiliser l’arme nucléaire au cas où Vladimir Poutine franchirait le Rubicon. Mais elle n’était pas encore première ministre.

La Chine, pour sa part, ne dit rien. Même si de nombreux spécialistes estiment que Pékin, dont la doctrine nucléaire est celle du « non emploi en premier », ne peut soutenir les menaces de son allié du Kremlin.

« Renforcer le tabou »

Pour Daryl Kimball, président de Arms Control Association, il faut absolument « renforcer le tabou nucléaire ». « Je pense que Biden a totalement raison » de « mettre en garde contre le prix à payer d’une escalade nucléaire », a-t-il déclaré mercredi lors d’une conférence en ligne.

« Les autres dirigeants mondiaux doivent rallier la dénonciation de Biden », a estimé M. Kimball, en appelant notamment l’Indien Narendra Modi et le Chinois Xi Jinping à faire preuve de « responsabilité » en mettant en garde le Kremlin publiquement comme en privé.

Mais au-delà des avertissements, la question se pose de savoir jusqu’où dévoiler ce que sera une éventuelle riposte, conventionnelle ou nucléaire. Le président Macron semble y avoir répondu. Les États-Unis ont également donné plusieurs signes que leur riposte serait conventionnelle.

« Il y a une école de pensée selon laquelle nous ne devons pas nous laisser intimider » et utiliser l’arme nucléaire en riposte à une attaque de ce type, estimait récemment Edward Geist, de la Rand Corporation, dans une interview au site Intelligencer.

« Une autre école dit que nous ne résoudrons pas le problème en utilisant l’arme nucléaire. Il y a enfin l’argument selon lequel nous devons dire que nous le ferons, pour dissuader », ajoutait-il.

Mais pour M. Kimball, « les options de réponse s’échelonnent entre terrible et catastrophique, et c’est pour cela qu’il faut réfléchir avant. L’idée qu’une guerre nucléaire peut être limitée ou contrôlée est un fantasme », soulignait-il mercredi.