(Paris) Ballet de parlementaires, pression médiatique et spéculations en série : le Conseil constitutionnel tient le sort de la réforme des retraites entre ses mains, et se retrouve au milieu d’un tourbillon inédit, avant sa décision tant attendue vendredi.

Censurera, censurera pas ? Le Conseil annoncera le 14 avril « en fin de journée » s’il valide le projet décrié du gouvernement, ou s’il le censure en partie ou dans sa totalité. Il jugera aussi si la demande de référendum d’initiative partagée (RIP) de la gauche est recevable ou non.

« Un tel coup de projecteur sur le Conseil, c’est assez inédit », relève la professeure de droit public Mathilde Philip-Gay. « Même sur les plus grandes décisions, il n’y avait pas autant de débats ou d’espoirs ».

Nichée au Palais Royal, au pied de la Comédie Française, l’institution cultive la discrétion. Ses neuf membres sont tenus au devoir de réserve.  

La relation réputée distante entre le président de la République Emmanuel Macron et le président du Conseil Laurent Fabius peut-elle peser ? Quid de la couleur politique de l’ancien chef du gouvernement socialiste ou de ses collègues ? Du passé d’Alain Juppé, le premier ministre du parti de droite RPR de 1995 qui avait dû enterrer sa réforme des retraites sous la pression de la rue ?

À entendre un ancien président du Conseil, ce n’est pourtant pas du tout ainsi que les questions se posent : l’institution ne « rend pas de services » et « ne juge pas de l’opportunité d’une loi ». Elle vérifie simplement « si la Constitution a été respectée. C’est une délibération collective, ça fait 65 ans que ça fonctionne », insiste Jean-Louis Debré, ancien Sage donc, et fils de Michel Debré, rédacteur de la Constitution de la Ve République.

Dans leurs recours, les parlementaires de gauche ou d’extrême droite ont donc attaqué le « véhicule législatif » choisi par le gouvernement : un budget rectificatif de la Sécurité sociale, qui impose des délais d’examen contraints au Parlement et qu’ils estiment « inadapté » à une réforme de l’ampleur de celle des retraites.

Ils ont pointé les nombreux outils mobilisés par le gouvernement pour « museler » le Parlement : vote bloqué au Sénat, application de l’article 49.3 à l’Assemblée pour faire passer le texte sans vote…

Les « Avengers »

Mardi et jeudi, des délégations de députés puis de sénateurs de gauche se sont succédé devant les Sages pour réclamer une « censure totale ».

« Les neuf membres du Conseil constitutionnel étaient présents, c’est dire l’importance attachée au sérieux de notre démarche », voulait croire le communiste Sébastien Jumel.

Quelques jours plus tôt, l’écologiste Sandrine Rousseau était moins optimiste. « Je n’attends rien de ce Conseil constitutionnel. Je ne pense pas qu’Alain Juppé soit sur une position qui rejoint les manifestants et la Nupes », balayait-elle, en moquant la « moyenne d’âge », près de 72 ans, des « Avengers » du Conseil.

Parmi les Sages, trois rapporteurs ont été désignés pour plancher plus spécifiquement sur ces recours. Autour d’eux, le service juridique du Conseil avait déjà travaillé en amont.

Le 14 avril, les rapporteurs présenteront à leurs collègues une proposition de décisions. Leur rapport sera soumis à un vote, avec en cas d’égalité une voix prépondérante pour le président Fabius.

En attendant, les plus éminents constitutionnalistes se livrent à un concours de pronostics, parfois non sans arrière-pensées politiques.  

Pour la plupart, l’option la plus probable reste une censure partielle du texte : les grandes lignes seraient validées, mais des articles cavaliers retoqués car sans lien direct avec ce texte budgétaire, par exemple l’index sur l’emploi des seniors en entreprises.

Pour certains, le coup de théâtre d’une censure totale permettrait toutefois au Conseil de prendre son « envol » : faire évoluer sa doctrine alors « qu’il répugne à intervenir sur les questions les plus politiques », selon Mathilde Philip-Gay.

Les Sages sont nommés pour neuf ans non renouvelables (par tiers tous les trois ans), par les présidents de l’Assemblée et du Sénat et par le chef de l’État, ce qui nourrit les critiques.

La présence d’anciens responsables politiques fait s’étrangler nombre de juristes. Les moyens relatifs de l’institution (13,3 millions d’euros pour 2023, 70 employés) et son influence somme toute modeste sont aussi déplorés. Très loin de sa lointaine cousine : la Cour suprême américaine, à la force de frappe bien supérieure.

Le Conseil constitutionnel, gardien des institutions en France

PHOTO BENOIT TESSIER, REUTERS

Innovation majeure de la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel a pour mission principale de contrôler la conformité des lois à la Constitution.

Un rôle sans cesse élargi

Sa première séance se tient le 13 mars 1959 et son rôle consiste surtout au départ à veiller à ce que le Parlement n’outrepasse pas ses pouvoirs. Mais en 1971, en censurant une loi restreignant la liberté d’association, il élargit son champ d’action à la conformité des lois aux grands principes de la République.

Le Conseil a également pour mission de veiller à la régularité des élections, ainsi que des référendums.

Depuis une réforme constitutionnelle de 1974 à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, 60 députés ou sénateurs peuvent le saisir d’une loi que vient de voter le Parlement, pouvoir réservé jusque-là au chef de l’État, au premier ministre ou aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat. La réforme donne ainsi la possibilité à l’opposition de contester la validité d’une loi, ce qui va accroître l’activité du Conseil.

Ce mouvement se poursuit avec la révision constitutionnelle de 2008 initiée par Nicolas Sarkozy : tout citoyen peut alors saisir le Conseil constitutionnel, à travers le filtre du Conseil d’État et de la Cour de cassation, d’une loi existante sur laquelle le juge suprême ne s’est jamais prononcé. C’est la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Depuis 2008, une loi ordinaire ou organique adoptée sur huit a fait l’objet d’une censure totale ou partielle par le Conseil.

Il vérifie aussi la recevabilité d’une demande de référendum d’initiative partagé (RIP).

Neuf « Sages » nommés pour neuf ans

Actuellement présidé par l’ancien premier ministre Laurent Fabius, le Conseil se compose de neuf membres, souvent désignés par le terme de « Sages », auxquels s’ajoutent les anciens chefs d’État, membres de droit à vie.

Depuis la mort de Valéry Giscard d’Estaing en 2020, plus aucun ancien président de la République n’y siège toutefois. Nicolas Sarkozy n’y a assisté que quelques mois en 2012-2013 et François Hollande n’y a jamais siégé. Emmanuel Macron ne compte pas non plus le faire après son mandat présidentiel.

Le mandat des juges, non renouvelable et incompatible avec tout autre mandat politique, est d’une durée de neuf ans. Le Conseil est renouvelé par tiers tous les trois ans.

Trois membres, dont le président, sont nommés par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée nationale et les trois autres par celui du Sénat. Ces nominations ne sont valables que si une majorité des 3/5es des commissions compétentes de l’Assemblée ou du Sénat ne s’y oppose pas.

Aucun recours possible

La saisine (art. 61) du Conseil suspend le délai de promulgation d’une loi votée.

Pour rendre ses décisions, le Conseil dispose d’un délai d’un mois à compter de sa saisine, délai ramené à 8 jours si le gouvernement déclare l’urgence.

Dans le cas d’une Question prioritaire de constitutionnalité, le délai est de trois mois.

Toutes les lois, sauf celles adoptées par référendum, peuvent lui être soumises.

En cas de non-conformité, une loi peut être censurée totalement ou partiellement. Sur les 744 décisions de constitutionnalité (DC) concernant des lois ordinaires et organiques, environ la moitié ont fait l’objet d’une censure du Conseil, 352 partiellement et 17 totalement.

Ses décisions ne sont susceptibles d’aucun recours.

Parmi ses décisions récentes, l’injonction faite à la loi du 17 juillet 2020 sur la suppression de la taxe d’habitation de ne pas se limiter comme initialement prévu aux 80 % des foyers les moins aisés. Elle sera élargie à l’ensemble des ménages.