Aux prises avec d’immenses pertes, l’armée ukrainienne forme huit nouvelles brigades – l’équivalent de 40 000 hommes – avant de repasser à l’attaque. Mais transformer des civils en soldats en l’espace de quelques mois est une tâche difficile. Reportage dans un camp d’entraînement de futurs combattants.

« Mes chances d’en réchapper sont faibles »

(Dnipro, Ukraine) Une pluie printanière tombe à grosses gouttes sur le préau d’un camp de vacances posé dans la forêt des environs de Dnipro, l’une des principales villes de l’Est ukrainien. Sagement assis sur des bancs de bois, une cinquantaine de soldats écoutent religieusement leur instructeur militaire juché sur une estrade. Devant lui, étalé sur scène, un impressionnant arsenal de mitrailleuses et de lance-roquettes.

« Une fois que vous saurez utiliser ces armes, je vous encourage à apprendre à conduire un véhicule blindé. Il arrivera que vous tombiez sur du matériel russe au cours d’une offensive. Si vous ne savez pas vous en servir, croyez-moi, vous vous en mordrez les doigts », explique l’homme d’un ton grave.

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Trois fantassins se jettent sur l’un de leurs camarades gisant au sol, feignant d’être inanimé, durant une simulation de combat, près de Dnipro.

Après avoir appris les rudiments du tir au gros calibre, les soldats passent à l’atelier des premiers secours. « Si elle se perce, l’artère fémorale peut vous conduire à perdre tout votre sang en moins de trois minutes, alerte un autre instructeur en exhibant un schéma du système sanguin. Alors si vous êtes touché à la jambe, vous avez quelques secondes pour poser un garrot et serrer le plus fort possible. »

Face à lui, les mines des nouvelles recrues sont aussi tendues que concentrées. Il y a encore un mois, chacune d’entre elles appartenait à la vie civile. Dans quelques semaines, elles se retrouveront aux premières loges du pire conflit qu’ait connu l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

  • Les nouvelles recrues écoutent le cours de premiers secours en zone de combat dans le centre de formation militaire près de Dnipro, à quelques kilomètres de la ligne de front.

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    Les nouvelles recrues écoutent le cours de premiers secours en zone de combat dans le centre de formation militaire près de Dnipro, à quelques kilomètres de la ligne de front.

  • Un instructeur explique à ces nouvelles recrues comment manier une mitrailleuse lourde.

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    Un instructeur explique à ces nouvelles recrues comment manier une mitrailleuse lourde.

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« Je voulais aussi rendre fières ma femme et ma fille »

« J’ai été mobilisé à la fin du mois de février. Ce ne fut pas une surprise, je savais que ce moment allait finir par arriver », soupire tristement Serhii, ouvrier métallurgiste de 37 ans.

À côté de lui, son ami Roman, mineur de charbon d’une trentaine d’années, a également grise mine. « Je ne suis pas naïf, si nous sommes là, c’est pour participer à la prochaine contre-offensive, anticipe-t-il, l’air soucieux. J’appréhende le moment où je me retrouverai face aux Russes, je ne sais pas si mes jambes me porteront. »

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Des soldats ukrainiens font feu en direction de Bakhmout à l’aide d’un lance-roquette multiple BM-21 Grad.

Ce matin-là, les réseaux sociaux bruissent d’une insoutenable vidéo montrant un milicien du groupe paramilitaire Wagner décapitant au couteau un militaire ukrainien fait prisonnier. Presque tous les soldats du camp d’entraînement ont vu les images. « C’est insoutenable, mais cela renforce ma volonté de gagner. En visionnant cette horreur, j’ai pensé à ma femme et à ma fille. Ceux d’en face sont des monstres dont je dois les protéger. Tous les Ukrainiens doivent en faire autant », martèle Mykhailo, 30 ans, un ouvrier de chantier s’essayant au maniement d’un lance-roquettes antichar.

Tous les soldats à l’entraînement ne sont pas dans la force de l’âge. Depuis l’instauration de la loi martiale, le 24 février 2022, tout homme ukrainien âgé de 18 à 60 ans est ainsi mobilisable, à l’exception des étudiants, des invalides et des pères de famille. Un vivier dans lequel l’armée de Kyiv doit piocher chaque jour davantage afin de compenser les immenses pertes causées par une année de guerre de haute intensité. Selon une estimation de l’armée américaine datant du mois de novembre dernier, près de 100 000 Ukrainiens avaient été tués ou blessés depuis le début de l’invasion russe, le 24 février 2022.

  • Des recrues échangent des tactiques dans le cadre d’un exercice de combat.

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    Des recrues échangent des tactiques dans le cadre d’un exercice de combat.

  • Deux fantassins traversent la forêt au cours d’un exercice de combat.

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    Deux fantassins traversent la forêt au cours d’un exercice de combat.

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Côté russe, ce chiffre serait deux fois supérieur. Et la sanglante bataille de Bakhmout, qui a atteint des sommets de violence au cours de l’hiver, devrait avoir encore fait grimper les compteurs. « Je n’en pouvais plus de voir tant de jeunes hommes mourir, alors je me suis porté volontaire. Je voulais aussi rendre fières ma femme et ma fille », raconte Oleksandr, un commerçant de 55 ans au visage crispé par la tristesse.

Je sais bien que mes chances d’en réchapper sont faibles, surtout à mon âge. Je ne pourrai pas courir aussi vite que les autres. Mais les vieux doivent aller se battre pour permettre aux plus jeunes de vivre et d’avoir des enfants.

Oleksandr, 55 ans

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Le réfectoire du centre d’entraînement militaire

« Pas encore prêts »

Après une courte pause repas faite d’une soupe de légumes, de pain rassis et de graisse de porc, l’heure est venue de passer aux travaux pratiques. Les futurs soldats reçoivent l’ordre de revêtir leur équipement de combat et de se diriger vers une forêt adjacente au camp. Des instructeurs tapis dans les fougères les y attendent pour simuler une embuscade tendue par l’armée russe.

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Un fantassin sort d’un nuage de fumée causé par une grenade lancée par un instructeur.

Au passage de leurs élèves, ils déclenchent un déluge d’explosion de grenades, de tirs de kalachnikov et de fumigènes.

« Tout le monde à couvert, on dégage de là ! », hurle Dmytro, officier responsable des opérations. Tentant de garder leur sang-froid malgré le chaos, les recrues se dispersent en appliquant les tactiques apprises un peu plus tôt. Sur leurs talons, les instructeurs ne laissent passer aucune erreur. « Baisse-toi, idiot, tu vas te prendre une balle en pleine tête ! », s’époumone un colosse surarmé en assénant une série de coups de crosse de fusil sur le casque d’un élève aplati au sol, l’air terrorisé. « Évacuez les blessés, et plus vite que ça ! », hurle un autre officier en lâchant une rafale de kalachnikov. Trois fantassins hors d’haleine se jettent sur l’un de leurs camarades gisant au sol, feignant d’être inanimé, le palpent afin de détecter une éventuelle hémorragie, puis l’exfiltrent difficilement vers l’intérieur d’un camp militaire entouré de hauts murs.

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« Ils tirent toujours 10 fois plus d’obus que nous, comme si leurs stocks étaient inépuisables. Nous avons reçu un peu de matériel occidental ces derniers mois, mais cela ne vaut rien sans munitions », explique Evgueny, un officier de la 28e brigade dans la région de Bakhmout.

Les détonations cessent, l’atmosphère se détend. L’exercice est terminé. En sueur, la vingtaine de militaires en herbe retirent leur casque, allument une cigarette et se jettent à la figure quelques boutades bien senties. « Dis donc, toi, rappelle-moi de ne pas me retrouver dans ton unité », s’esclaffe l’un d’eux en direction d’un autre, qui a trébuché un peu plus tôt. Les rires sont sincères, mais les regards peinent à cacher l’angoisse tenaillant chacun de ces hommes.

D’ici peu, les balles et les grenades ne seront plus à blanc. Les hémorragies deviendront bien réelles. Et de vrais ennemis en chair et en os remplaceront les instructeurs. Placés légèrement en retrait, ces derniers jugent la performance de leurs élèves.

Ils ne sont pas encore prêts, il y a encore trop d’erreurs de base, comme de ne pas couvrir correctement ses camarades du feu ennemi.

Denys, formateur principal du camp

« Quoi qu’on leur enseigne ici, ce qui les attend dans les tranchées est très différent », complète son collègue Roman, un pompier de 30 ans ayant rejoint l’armée dès le début de l’invasion. « Lorsque vous êtes face à la mort, la panique vous envahit. Vous comprenez qu’à tout moment, le noir se fera et que vous ne reverrez plus jamais ceux que vous aimez. Il est impossible de reproduire cette sensation à l’entraînement. » Pour les nouveaux soldats de Kyiv, le terrible moment de vérité approche à grands pas. L’armée ukrainienne devrait bientôt lancer sa contre-offensive.

100 000

Nombre d’Ukrainiens ayant été tués ou blessés depuis le début de l’invasion russe, en date du mois de novembre 2022

Source : The New York Times

Le calvaire sans fin des pilotes d’hélicoptère

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Un hélicoptère de l’armée ukrainienne survole des tranchées lors d’une mission dans l’est de l’Ukraine, en février.

Région d’Izioum, Ukraine – Ce dimanche d’avril, c’est jour de repos pour l’escadron d’hélicoptères de la 12brigade d’aviation de l’armée ukrainienne. Un repos forcé. « Le renseignement militaire vient de nous avertir que les Russes ont découvert l’emplacement de notre base aérienne. Nous sommes donc cloués au sol », peste Ivan, pilote de 28 ans aux yeux bleus et à la barbe rousse.

Prise au dépourvu, la petite équipe d’aviateurs, de mécaniciens et de pyrotechniciens a dû évacuer d’urgence son matériel plus en arrière du front de l’Est, dans la région d’Izioum. Installés depuis la veille dans une maison abandonnée par ses propriétaires, ils attendent fébrilement l’ordre de repartir à l’assaut.

« En temps normal, nous effectuons deux ou trois sorties par jour pour venir en appui à nos forces terrestres. Ce sont des missions très dangereuses, car il nous faut voler jusqu’à la ligne de front en rase-mottes afin de ne pas nous faire repérer par les radars ennemis », raconte Yaroslav, 22 ans, un pilote dont le visage encore boutonneux détonne avec ses centaines d’heures de vol en zone de combat.

Nous devons d’abord éviter les arbres, les pylônes électriques, les oiseaux et d’autres obstacles naturels. Puis une fois parvenus à proximité du front, à pleine vitesse, nous cabrons brièvement l’appareil pour tirer nos roquettes vers le ciel, afin de leur donner un maximum de portée. C’est là que nous sommes les plus vulnérables.

Yaroslav, 22 ans, pilote de la 12brigade d’aviation de l’armée ukrainienne

Cercueils volants

« Vulnérables » est un faible mot. Au cours de ces quelques secondes perchées en altitude, avant de plonger vers le sol pour reprendre de la vitesse et fuir en sens inverse, les hélicoptères de Yaroslav et d’Ivan deviennent soudain visibles à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Ils sont alors des cibles idéales pour les lance-missiles portatifs ennemis, de redoutables armes à guidage laser pouvant être déclenchées de n’importe où par un fantassin.

« Environ une fois sur quatre, nous sommes visés par de telles armes. Une vague d’adrénaline vous monte alors au cerveau et vous commande de perdre en altitude le plus vite possible. Malheureusement, nous avons essuyé beaucoup de pertes », soupire Yaroslav, dont près de 15 % des camarades de l’académie de pilotes ont déjà été fauchés en plein vol.

La vétusté de leurs engins volants n’arrange rien à l’affaire. Si les forces terrestres ukrainiennes reçoivent aujourd’hui d’importantes quantités de matériels occidentaux bardés de technologies modernes, les pilotes ukrainiens, eux, restent assignés à de vieux appareils soviétiques datant des années 1960.

Certains n’ont même pas de blindage.

« Avant la guerre, nous disposions d’hélicoptères de transport Mi-8 et d’hélicoptères d’assaut Mi-24. Mais plus les Mi-24 sont détruits, plus nous devons reconvertir les hélicoptères de transport pour le combat en fixant des lance-roquettes sur le fuselage. La structure de l’appareil n’est pas faite pour affronter le danger », se plaint Ivan, qui monte à bord de ces cercueils volants presque chaque jour.

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Ivan, 28 ans, est pilote d’hélicoptère dans l’armée ukrainienne.

Obsolescence

La situation n’est guère meilleure du côté russe. Pourtant équipée de puissants hélicoptères de combats Ka-52, plus récents et modernes que leurs vieux concurrents ukrainiens, l’armée de Moscou a également essuyé de lourdes pertes dans les airs. Là encore, les lance-missiles portatifs sont les principaux responsables.

« La fragilité de l’hélicoptère comme arme de guerre est confirmée par ce conflit, y compris côté russe, dont les assauts aéroportés ont été des échecs, décrypte Xavier Tytelman, ancien aviateur de l’armée française et rédacteur en chef de la revue Air & Cosmos. Conséquence logique, les Philippines et l’Inde ont annulé des commandes d’hélicoptères russes. L’Égypte a renvoyé ses engins à l’usine. Tout cela pour une raison principale : la densité de plus en plus importante de lance-missiles portatifs qu’il est très difficile de parer. »

Les avions de chasse des deux camps sont aux prises avec les mêmes problèmes : les puissantes batteries antiaériennes couplées à la discrétion de l’infanterie ont eu raison de la plupart des chasseurs de construction soviétique.

En attendant d’éventuelles livraisons d’aéronefs occidentaux – ce qui n’est pas à l’ordre du jour malgré l’insistance de Kyiv auprès de ses alliés –, le ciel ukrainien reste donc une sorte de no man’s land où personne ne parvient à prendre l’avantage. La contre-offensive verra donc entrer en scène les nouveaux chars Leopard et Challenger. Les pilotes ukrainiens, de leur côté, resteront condamnés à regarder le spectacle de l’arrière.