(Istanbul) L’un hurle au risque de chaos, l’autre promet le retour du printemps.  

La Turquie choisit dimanche entre Recep Tayyip Erdogan, le tribun au pouvoir depuis vingt ans, et Kemal Kiliçdaroglu, à la tête d’une large coalition.  

Le pouvoir d’un seul homme ou une direction collégiale, l’autocratie ou le rétablissement promis de l’état de droit : deux avenirs possibles, deux choix de société s’ouvrent à ce pays de 85 millions d’habitants, clivé comme jamais.

Entre Erdogan, 69 ans, qui joue son maintien au pouvoir, et Kiliçdaroglu, 74 ans, ce n’est pas une affaire de génération, mais de style et de conviction.

Le chef de l’État, issu d’une famille humble installée dans un quartier populaire d’Istanbul sur la Corne d’or, musulman dévot, chantre des valeurs familiales, demeure le champion de la majorité conservatrice longtemps dédaignée par une élite urbaine et laïque.

« Notre chef »

« Erdogan est notre chef et nous sommes ses soldats ! », clamait samedi une fervente supportrice, Sennur Henek, 48 ans, attendant le « Reis », comme le surnomment ses plus fidèles partisans, pour son dernier rassemblement de campagne dans son quartier d’origine, Kasimpasa.

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Le président sortant Recep Tayyip Erdogan

Ancien maire d’Istanbul (1994-1998), Erdogan s’est hissé au pouvoir en 2003 après la victoire l’année précédente aux élections du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) qu’il a fondé.

Kemal Kiliçdaroglu, né dans un milieu modeste à Dersim (aujourd’hui Tunceli) en Anatolie orientale, économiste de formation et ancien haut fonctionnaire, il a dirigé la puissante Sécurité sociale turque.

Il est depuis 2010 le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) fondé par le père de la nation turque, Mustafa Kemal Atatürk, qui a longtemps promu une laïcité dure.

Preuve de leurs convictions respectives, Erdogan a terminé sa campagne samedi soir devant l’ex-basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, qu’il a convertie en mosquée en 2020, quand son opposant se recueillait à Ankara devant le mausolée d’Atatürk.

Kiliçdaroglu appartient à la communauté alévie, une branche hétérodoxe de l’islam considérée comme hérétique par les sunnites rigoristes, ce qui a été longtemps vu comme un obstacle possible à son élection.

Mais le candidat de l’opposition a su contourner cet écueil, dans une courte vidéo où il a abordé frontalement la question, vue plus de 100 millions de fois sur Twitter.

Il a su également rassurer certains conservateurs en promettant une loi pour garantir aux femmes le droit de porter le voile, telles qu’on les croise fréquemment dans ses rassemblements.

« Ramener la démocratie »

Erdogan, bretteur infatigable, s’empare des foules, hausse le ton, manie l’invective et même l’insulte, traite son adversaire de « terroriste », de promoteurs des personnes LGBTQ+, dénonce un complot de l’Occident, peut parler plus d’une heure en scène jusqu’à trois fois par jour.

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Kemal Kiliçdaroglu

Il défend son bilan, le développement du pays et des infrastructures au cours de ses deux décennies de pouvoir – mais glisse sur la crise économique qui engloutit son pays avec une inflation toujours supérieure à 40 % et une monnaie dévaluée de moitié en deux ans.

Kiliçdaroglu a privilégié la collégialité de ses rassemblements : fréquemment accompagné sur scène des très populaires maires CHP d’Istanbul Ekrem Imamoglu et d’Ankara, Mansur Yavas, et des dirigeants des partis alliés, il parle peu.

Privé d’accès à la plupart des chaînes de télévision turque, qui retransmettent chacun des rassemblements du président en direct, il a misé sur les réseaux sociaux et a développé sa vision de l’avenir dans de courtes vidéos faites maison, tournées notamment dans sa cuisine et qui ont fait un carton sur Twitter.

« Kemal », comme il s’annonce sur ses affiches, se pose aussi en « Monsieur Propre », dénonçant depuis des années la corruption et le népotisme qui gangrènent selon lui les sommets de l’État.  

« Êtes-vous prêts pour ramener la démocratie dans ce pays ? À ramener la paix ? », a-t-il demandé vendredi soir en clôture de son dernier réunion à Ankara.  

S’il est élu, Kiliçdaroglu a l’intention de réintégrer le palais présidentiel choisi par Mustafa Kemal à Ankara en 1923, lors de la proclamation de la République. Et de délaisser le fastueux palais de plus de 1100 pièces construit par Erdogan.  

Élections en Turquie, mode d’emploi

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Primo-votants et observateurs

Quelque 64 millions d’électeurs (sur 85 millions d’habitants) sont inscrits.

Parmi eux, 3,4 millions qui ont déjà voté à l’étranger, et 5,2 millions de jeunes primo-votants qui n’ont connu que M. Erdogan et sa dérive autocratique depuis les grandes manifestations de 2013 et le coup d’État raté de 2016.

Des centaines d’observateurs sont déployés dans les 50 000 bureaux de vote ouverts entre 8 h (1 h, heure de l’Est) et 17 h (10 h, heure de l’Est), y compris dans les zones du sud du pays dévastées par le séisme du 6 février.

Le Conseil de l’Europe doit par exemple dépêcher 350 observateurs, en plus de ceux désignés par les partis, dont les 300 000 mobilisés par l’opposition.

En 2018, le taux de participation avait dépassé les 86 %.

Duel entre deux camps

Quatre noms figurent sur les bulletins de la présidentielle : celui de Recep Tayyip Erdogan, 69 ans dont vingt au sommet de l’État, et chef du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur).

Face à lui Kemal Kiliçdaroglu, chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate et laïque fondé par Mustafa Kemal sur les ruines de l’empire ottoman). L’ancien fonctionnaire de 74 ans mène une coalition de six formations allant de la droite nationaliste au centre gauche libéral.

Sinan Ogan, un ancien député d’extrême droite, est également en lice, crédité de moins de 5 % des intentions de vote dans les dernières enquêtes d’opinion.

Un quatrième candidat, Muharrem Ince, s’est désisté jeudi, mais trop tard pour voir son nom retiré des bulletins.

Si aucun candidat n’obtient la majorité dimanche, un second tour aura lieu le 28 mai.

L’enjeu des législatives

Elles permettent dans un scrutin proportionnel de désigner les 600 membres de la Grande Assemblée nationale, un parlement monocaméral au rôle éclipsé depuis la réforme constitutionnelle de 2017 et par le régime présidentiel fort qui en a découlé.

Le bloc formé par l’AKP de M. Erdogan et ses alliés du mouvement nationaliste MHP détient actuellement la majorité.

L’opposition ambitionne de lui ravir et même d’obtenir la majorité des deux tiers requise pour modifier la Constitution.

Une cohabitation est possible mais rendrait la gouvernance difficile.

Président jusqu’en 2028 ?

Le président ne peut théoriquement siéger que pour deux mandats de cinq ans.

M. Erdogan peut prétendre endosser pour la troisième fois la fonction suprême car il n’a pas été tenu compte du mandat effectué après sa victoire à la présidentielle de 2014 sous l’ancien système, après 12 années passées en tant que premier ministre.

M. Erdogan, pourrait donc en théorie rester à la tête du pays jusqu’en 2028.

M. Kiliçdaroglu quant à lui a suggéré qu’il ne resterait qu’un seul mandat s’il est élu dimanche.