(Keyenberg, Allemagne) Dehors, la grisaille et les maisons en brique rouge à l’abandon invitent au répit. Mais entre les murs d’une ferme centenaire, l’angoisse s’est trouvé une place de choix. Ce matin-là, Norbert Winzen a le cœur lourd. « Je me suis réveillé brusquement à 5 h avec ces questions : qu’est-ce qu’on doit faire ? Est-ce qu’on devrait partir et tout vendre ? Ou rester ? » Il soupire. Cet habitant viscéralement attaché à son village de Keyenberg devenu fantôme a l’esprit qui se brouille quand la question de l’avenir se pose.

La mine de charbon à ciel ouvert de Garzweiler II a déjà mangé 11 400 hectares de terres en 40 ans. Aujourd’hui vidé de la majorité de ses habitants, Keyenberg est l’un des cinq villages miraculés, en Rhénanie-du-Nord–Westphalie, dans l’ouest de l’Allemagne.

Vouées à être avalées par les crocs des excavatrices géantes de la multinationale allemande de l’énergie RWE, comme 15 villages avant elles, ces 5 bourgades ont été sauvées grâce à la lutte acharnée de dizaines d’habitants aidés par des militants du climat réunis, notamment, au sein du collectif Alle dörfer bleiben (« Tous les villages restent »). Ceux-ci ont obtenu que la nouvelle coalition du gouvernement fédéral allemand officialise l’automne dernier le sauvetage des cinq villages, dans le cadre de la sortie du pays du charbon prévue en 2030.

PHOTO BERND LAUTER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation contre l’expansion de la mine Garzweiler, près de Lützerath, en 2021

La destruction de Lützerath, village symbole de la lutte contre le réchauffement climatique et l’exploitation du charbon, n’a pu, elle, être évitée. Il a été rasé en janvier malgré, notamment, une manifestation ayant réuni 35 000 personnes. L’Allemagne a en parallèle décidé de relancer 27 centrales au charbon en raison de la crise énergétique liée notamment à la guerre en Ukraine.

« 50 % de vos voisins seront partis »

Depuis 1983, RWE, longtemps l’un des plus grands émetteurs de CO2 en Europe, a exproprié des dizaines de milliers d’habitants pour fournir en énergie le pays. Norbert Winzen et les siens étaient les suivants sur la liste. « Mon père et mon grand-père s’étaient installés ici il y a une soixantaine d’années, car ils pensaient, comme leur avait dit l’entreprise, qu’il n’y avait pas de charbon », raconte Norbert. Avant, ils vivaient 20 km plus loin, dans un village avalé par la mine. Aujourd’hui, l’immense crevasse de 200 mètres de profondeur toque au portail de son jardin, à moins de 400 mètres. Elle s’est arrêtée là.

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La mine de charbon à ciel ouvert de Garzweiler, près de Lützerath

Depuis 2016, année du début des expropriations dans les cinq villages, les maisons se sont vidées les unes après les autres. Pour les remplacer, d’autres ont été construites dans de nouveaux villages sans âme, à 7 km de là. « Face à ceux comme nous qui ne voulaient pas partir, RWE exerçait une pression constante avec des courriers réguliers du type : “Vous savez que 50 % de vos voisins seront partis l’année prochaine ?” Puis 60 %, 70 %… et là, je sentais la pression monter. Qu’est-ce que je fais ? », se souvient Norbert Winzen, qui a mené la lutte avec Alle dörfer bleiben.

Cet homme jovial et sa famille sont restés, comme environ 200 habitants sur les 1500 qui vivaient dans ces villages. Les murs, eux, se sont remplis de souffrance. Des histoires se font écho dans ces villages où RWE avait mis sa patte assez tôt, en « envoyant ses employés dans les manifestations » ou en finançant des évènements locaux.

À ce moment-là, il y a ceux qui disent : “Oh, ils ne sont pas si mauvais en fait, on prend l’argent” et les autres qui disent : “C’est le diable, ne leur parlez pas”. Du coup, des voisins, des amis de toujours ou des membres d’une même famille, soudain, ne se parlent plus.

Norbert Winzen, résidant de Keyenberg

Dans la brochure consacrée au « relogement » envoyée par RWE, la multinationale explique : « au cours des 70 dernières années, nous avons acquis une expérience précieuse dans la manière d’écouter les gens, de les accompagner sur le chemin de la réinstallation et d’être un partenaire fiable tout au long du processus ».

« Personne ne pouvait parler »

Mais lorsqu’il faut exproprier, selon tous les habitants rencontrés, une clause de confidentialité est signée, chose que dément l’entreprise, qui évoque « une grande transparence dans les paiements d’indemnisation ». « Parmi les nombreuses questions qui ont fait l’objet de vives discussions dans le débat public, on ne trouve pas les compensations, assure Guido Steffen, porte-parole de RWE. Cela indique qu’elles sont équitables. »

« Ils nous ont dit : on vous donne 3000 m2 – le terrain de la famille de Norbert Winzen est de 8000 m2 – c’est notre dernière offre, personne n’obtiendra un tel terrain, mais vous ne devez le dire à personne », raconte pourtant Norbert Winzen. RWE l’a conduit en justice face à son refus de vendre son terrain, après que « l’entreprise eut installé illégalement une pompe hydraulique et des pipelines dans [son] champ ».

PHOTO INA FASSBENDER, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La mine de charbon à ciel ouvert de Garzweiler

À cette époque, « chacun demandait au voisin : vous avez reçu combien ? Comment avez-vous fait pour négocier ? Mais personne ne pouvait parler. C’était terrible ! Ils ont fait ça pour que tout le monde cède et s’en aille », dit sur le pas de sa porte Yann Mülders, pour qui « la vie est morte ici ». Ce placide trentenaire, qui dénonce lui aussi les « pressions passées de RWE », vit avec sa sœur, sa mère et sa grand-mère non loin de l’église vieille de 1300 ans, symbole du village, dont les cloches ont été retirées sans que les villageois ne soient prévenus.

L’église a cédé ses très nombreuses terres et biens immobiliers à RWE. « Quand l’église vend tout, elle poignarde quasiment les habitants dans le dos et affaiblit encore plus la résistance au lieu de la renforcer. Les gens ont été abandonnés à eux-mêmes », dénonce Ingo, un homme pieux et autrefois très actif dans l’église, « sa patrie ». Épuisé moralement, Ingo, qui a longtemps lutté, a décidé de déménager dans la nouvelle localité.

Là-bas, outre la bataille pour les meilleurs terrains, l’argent a créé divisions et envieux.

Ici, il y a eu de nombreuses histoires de jalousie, de voisins qui comparaient leurs situations et la taille de leurs maisons, et lançaient des remarques du type “ils ont reçu plus d’argent que moi, comment ça se fait ?”.

Julius, déplacé dans le nouveau Keyenberg

« L’offre de RWE était censée être secrète, mais les gens ont parlé à leurs proches », ajoute l’homme de 26 ans.

Des cœurs brisés

Pour beaucoup d’habitants, bien que conscients depuis 30 ans de leur expropriation prochaine, le déracinement a été dévastateur. Pour les plus âgés, surtout. « Ma grand-mère, qui avait 85 ans, est morte l’année dernière, un an après notre déménagement qu’elle a très mal vécu, très triste de devoir quitter sa maison », raconte, ému, André, un déplacé dont l’ancienne maison a vu passer quatre générations. « Pour nous aussi, ç’a été très dur », avoue-t-il.

« L’expropriation a brisé le cœur de nombreuses personnes, certaines sont mortes à cause de ça », témoigne René Wagner, un déplacé qui tente de recréer une communauté villageoise dans la nouvelle localité. Plusieurs habitants rencontrés évoquent aussi des suicides dans les anciens villages. « Ce sont des histoires cachées, beaucoup de gens le savent, mais n’en parlent pas », dit Julius. « Si je n’habitais pas ici, je ne pourrais pas croire ce qui y est arrivé », confient d’une seule voix Norbert et André, habitants de l’ancien et du nouveau Keyenberg.