Retournement spectaculaire en Russie : après des mois de tension, les luttes intestines entre le chef du groupe paramilitaire Wagner et l’armée russe ont éclaté au grand jour vendredi, exposant la vulnérabilité du Kremlin, selon une spécialiste. Une rébellion qui pourrait affaiblir la position russe en Ukraine.

Des chars d’assaut dans les rues de Moscou. Un affrontement allégué entre des soldats russes et des combattants du groupe paramilitaire Wagner – pourtant un allié du Kremlin – en Russie. Et un appel d’Evguéni Prigojine à aller « jusqu’au bout » en étant « prêt à mourir » pour renverser le commandement militaire : la rébellion armée lancée par le chef de Wagner contre l’armée russe vendredi marque un tournant dans la guerre en Ukraine.

« Ça ne sort pas de nulle part, mais c’est choquant », affirme Maria Popova, professeure associée au département de science politique de l’Université McGill, spécialisée dans les politiques postsoviétiques.

Ces tensions au sein de factions rivales russes étaient latentes, mais elles ont été exposées vendredi quand Evguéni Prigojine, le chef du groupe paramilitaire Wagner, a accusé l’armée russe d’avoir tué ses combattants.

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Le chef du groupe Wagner, Evguéni Prigojine

« Ils ont mené des frappes de missiles sur nos camps à l’arrière. Un très grand nombre de nos combattants ont été tués », a-t-il dit, accusant le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, d’avoir ordonné ces attaques.

Si cette accusation n’a pas pu être vérifiée de façon indépendante, elle est plausible, soutient Mme Popova. « L’armée russe n’a que peu de considération pour la vie humaine, et les combattants de Wagner sont souvent d’ex-détenus. L’armée n’aurait aucun problème à les éliminer. »

Ces accusations « ne correspondent pas à la réalité et sont une provocation », a cependant rétorqué le ministère russe de la Défense dans un communiqué.

« Prêts à mourir »

Evguéni Prigojine ne s’en est pas tenu à dénoncer la chaîne de commandement russe : il est passé à l’action en provoquant une rébellion armée.

« Nous sommes tous prêts à mourir, tous les 25 000. Et après, il y en aura encore 25 000. Parce que nous mourons pour la patrie, nous mourons pour le peuple russe qu’il faut libérer de ceux qui bombardent la population », a martelé Evguéni Prigojine dans un message audio sur Telegram.

« Nous détruirons tout ce qui sera mis sur notre route », a-t-il menacé.

Tôt samedi matin, le chef de Wagner a affirmé être arrivé dans le quartier général de l’armée russe dans la ville de Rostov-sur-le-Don, centre clé pour l’assaut russe contre l’Ukraine, et avoir pris le contrôle de sites militaires, dont un aérodrome.

« Nous sommes au QG, il est 7 h 30 du matin », a dit Evgueni Prigojine dans une vidéo diffusée sur Telegram. « Les sites militaires de Rostov sont sous contrôle, y compris l’aérodrome », a-t-il ajouté, alors que derrière lui marchent des hommes en uniforme.

Un peu plus tôt, le chef de Wagner avait affirmé avoir quitté l’Ukraine et être entré avec ses hommes dans Rostov-sur-le-Don. Il avait aussi indiqué sur Telegram avoir été attaqué par un hélicoptère russe, qui aurait été abattu par ses combattants.

À Rostov, le gouverneur de la région a appelé la population à « rester à la maison ».

Selon l’Institut pour l’étude de la guerre, la rébellion de M. Prigojine a peu de chances d’être un succès, mais pourrait avoir un impact sur la guerre. En effet, Rostov abrite plusieurs quartiers généraux et postes de commande essentiels pour l’armée russe.

À Moscou, les mesures de sécurité ont aussi été « renforcées » autour des lieux sensibles, selon un responsable des forces de l’ordre cité par l’agence TASS. Des vidéos de véhicules militaires dans les rues de la capitale ont circulé sur les réseaux sociaux, sans pouvoir être authentifiées. Plusieurs fournisseurs internet ont bloqué Google News en Russie, a rapporté le New York Times.

« Du fait des informations [nous] parvenant, des activités antiterroristes sont en cours à Moscou dans le but de renforcer les mesures de sécurité », a écrit le maire de la ville sur Telegram.

« Jusqu’au bout »

M. Prigojine dit être prêt à aller « jusqu’au bout » pour écarter le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major, Valeri Guerassimov. Dans la journée vendredi, il a qualifié de « profonde tromperie » les déclarations victorieuses de la Russie sur la guerre en Ukraine, accusant l’état-major de « cacher » les difficultés et les pertes russes sur le terrain.

« Il n’y a aucun contrôle, il n’y a pas de succès militaires », a-t-il cinglé.

« La guerre était nécessaire pour qu’un groupe de salauds soit promu », a-t-il aussi fustigé, portant à un autre niveau ses critiques envers l’élite russe. Il a accusé « les oligarques » qui « avaient besoin de la guerre », alors que Kyiv était selon lui « prêt à n’importe quel accord ».

Il y a à peine un mois, Vladimir Poutine remerciait pourtant publiquement le groupe Wagner pour son soutien dans la guerre en Ukraine. « Wagner est la création du Kremlin, rappelle Mme Popova. La question est plutôt : est-ce que Poutine va le sacrifier ? »

Les premières indications vont en ce sens, selon l’Institut pour l’étude de la guerre. Vendredi, une « enquête pénale en lien avec la tentative d’organiser une mutinerie armée » a été ouverte, a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Le FSB (forces de sécurité) a de son côté appelé les combattants de Wagner à arrêter leur chef.

L’opposant russe et homme d’affaires en exil Mikhaïl Khodorkovski a, lui, encouragé la population à soutenir M. Prigojine dans sa lutte contre l’armée de Vladimir Poutine. « Oui, même le diable, il faudrait l’aider s’il décidait d’aller contre ce régime ! », a-t-il lancé sur Telegram.

Une victoire pour l’Ukraine

En Ukraine, les forces armées ont simplement laissé tomber sur Twitter : « Nous regardons » (« We are watching »).

« De plusieurs façons, c’est un succès pour l’Ukraine, à force d’être si forte et unie dans sa lutte pour repousser la Russie », remarque Maria Popova.

Les factions des forces russes se sont « retournées l’une contre l’autre en raison du manque de résultats sur le terrain », ajoute-t-elle.

En pleine escalade du conflit, difficile de prédire les résultats, selon elle. Parmi les nombreuses questions : comment Vladimir Poutine sortira-t-il de cette crise ?

« Ce qu’on sait, c’est que la Russie est dans une position de faiblesse, et qu’il y a peu de chances que ça s’améliore, estime la chercheuse. Ces luttes intestines sont sérieuses et pourraient mener à une sorte d’effondrement. »

Bombardements à travers l’Ukraine

Pendant que la rébellion frappe la Russie, des bombardements contre plusieurs villes ukrainiennes se sont produits vendredi.

Des explosions ont retenti dans la nuit à Kyiv et à Kharkiv, ont indiqué les autorités des deux villes, alors que toute l’Ukraine est en alerte face à l’imminence de frappes russes. L’armée de l’air ukrainienne a fait état de missiles volant en direction notamment des régions de Soumy (nord), Poltava et Dnipro (centre). Elle a aussi appelé les habitants des régions méridionales de Mykolaïv et de Kherson à rester aux abris.

Dans une entrevue exclusive au journal britannique The Guardian vendredi, le colonel général Oleksandr Syrskyi, responsable des forces terrestres, a soutenu que la contre-offensive ukrainienne n’était pas réellement commencée. « Tout est à venir », a-t-il affirmé.

Avec l’Agence France-Presse