(Kyiv) Parallèlement aux combats s’est ouvert un autre front depuis l’invasion russe du 24 février 2022. Si le courage et la résistance des soldats ukrainiens sont souvent mis en avant, la guerre a un impact considérable sur leur santé mentale. Un mal qui reste tabou dans la société.

Pour monter à cheval, Serhiy doit sortir de son fauteuil, pousser avec les bras pour se hisser sur la palissade en bois avant d’être porté sur l’animal avec l’aide de deux de ses frères d’armes. Âgé de 34 ans, cet homme à la courte barbe et au regard enjoué est un vétéran de la guerre du Donbass. En 2014, il a perdu ses deux jambes lors de la première invasion russe.

Dans un petit village bucolique entouré de forêts, situé à une trentaine de kilomètres au sud de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, les soldats comme Serhiy réapprennent à vivre au contact des chevaux.

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Un ancien soldat amputé de la jambe gauche montant à cheval

Le centre équestre a rouvert en mai 2021, quelques mois après le début de la guerre. La clientèle, elle, a changé. Chaque dimanche, une quinzaine de soldats, pour la plupart patients de l’hôpital situé à proximité, ainsi que des vétérans de 2014 participent à une séance de thérapie par le cheval, accompagnés de leur famille.

« C’est important pour nous de ne pas laisser nos soldats sur le bord de la route quand ils sont blessés. On essaye de les ramener à la vie normale, petit à petit », explique Natalka Sonetchko, fondatrice du centre équestre.

Elle sait de quoi elle parle. En 2014, elle était volontaire pour l’armée ukrainienne et acheminait du matériel jusqu’à la ligne de front. Au sortir de la guerre, elle présentait des signes de trouble de stress post-traumatique et a fait une tentative de suicide.

J’ai eu de la chance, j’ai participé à un programme de soutien psychologique dans lequel chacun parle de ses problèmes d’égal à égal. Ça a tout changé. J’ai été une patiente avant de devenir une soignante.

Natalka Sonetchko, fondatrice du centre équestre

Dans la foulée, elle a vendu son appartement pour acheter une ferme et des chevaux à proximité de la frontière biélorusse. Le 21 février 2022, les Russes sont à quelques kilomètres quand elle décide de fuir pour Lviv avec ses chevaux.

Serhiy est un ancien pilote de l’armée ukrainienne. Il s’est écrasé en hélicoptère dans la région de Sloviansk, après un tir russe en 2014. En fauteuil roulant depuis, il a retrouvé goût à la vie en côtoyant les chevaux du temps où… il avait sa ferme dans le nord du pays. « Le cheval me permet de travailler mon équilibre, car je n’ai pas de contrôle sur le bas de mon corps. Du point de vue psychologique, on a l’impression de reprendre le contrôle sur quelque chose. Le lien avec l’animal, c’est vraiment un processus stimulant. Ça remplit d’émotions positives et ça permet de faire le vide. »

Pourquoi pas moi ?

Selon le gouvernement ukrainien, près de 60 % des soldats ukrainiens pourraient souffrir de différents troubles psychiatriques.

Pourtant, la santé mentale est loin de s’imposer comme une évidence dans un pays où la prise en charge n’a pas une longue tradition derrière elle.

« La santé mentale a toujours une très mauvaise connotation, qui remonte à l’Union soviétique », explique Artem Denysov, fondateur de l’ONG ukrainienne Veteran Hub, joint à ses bureaux de Kyiv.

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Artem Denysov, fondateur de Veteran Hub

La psychiatrie punitive a longtemps été pratiquée par le régime soviétique. Elle permettait de neutraliser des opposants politiques en les enfermant dans des hôpitaux psychiatriques après un diagnostic clinique fallacieux.

Artem Denysov, fondateur de Veteran Hub

Artem a fondé Veteran Hub en 2018, pour répondre aux besoins des combattants du Donbass engagés en 2014. « Rien n’existait pour eux à cette époque », se souvient le directeur, qui a combattu pendant les premiers mois dans la région d’Irpine avant de reprendre sa casquette de psychologue.

Le 24 février a chamboulé les plans de l’ONG, qui s’emploie désormais à soutenir les soldats alors que le conflit est dans sa phase active. Veteran Hub reçoit les militaires dans ses bureaux, a mis en place une ligne téléphonique d’urgence ainsi qu’une unité mobile, capable de se rendre aux quatre coins de l’Ukraine sur demande d’un soldat. « En Ukraine, il y a encore ce sentiment que si tu vois un psy, c’est que tu es fou. Mais avec la communauté de vétérans que nous avons suivie, il y a un effet bouche-à-oreille qui porte ses fruits », explique le directeur.

Ces choses dont on ne parle pas

Au centre Kyiv Rehab, dans la banlieue ouest de Kyiv, le psychologue Maxym Kolesnitchenko passe d’un patient à l’autre.

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Le centre Kyiv Rehab, dans la banlieue ouest de la capitale de l’Ukraine

Dans ce centre pour les soldats blessés au front, à l’allure de salle de sport, réadaptation physique et réadaptation psychologique vont de pair. « Je ne force personne, mais je parle à tout le monde. Je fais en sorte qu’ils se sentent bien. J’essaye de me mettre à leur place, mais je sais aussi qu’il y a des choses dont on ne peut pas parler avec les soldats », indique le psychologue.

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Le psychologue Maxym Kolesnitchenko, du centre Kyiv Rehab

Parmi l’équipe de physiothérapeutes du centre, le nom de Youlia est sur toutes les lèvres. La jeune combattante est arrivée à Kyiv Rehab il y a quelques semaines dans un état inquiétant. « Elle a été prisonnière des Russes pendant huit mois dans des conditions terribles. Physiquement, elle tient, mais sur le plan psychologique, c’est compliqué », glisse le Dr Palamartchouk, en jetant un regard dans son dos, où la jeune femme fait ses exercices sur une table de massage.

Les premiers jours, elle refusait de s’adresser aux soignants masculins et a fondu en larmes à sa première rencontre avec le psychologue. Ce dernier a entendu parler de sa passion pour la musique. Depuis, elle a commencé la guitare et a entrepris de suivre des cours de chant. « C’est un bon début, veut croire le psychologue. Mais il faudra du temps… »