Des perquisitions et la détention de 39 heures d’une reporter ont soulevé l’indignation des associations journalistiques en France. Un ex-militaire, vraisemblablement soupçonné d’avoir fourni des documents classifiés à la journaliste d’enquête, a été mis en examen après la fouille. Explications.

Que s’est-il passé ?

Mardi, vers 6 h du matin, des enquêteurs ont débarqué au domicile de la journaliste Ariane Lavrilleux, à Marseille, dans le cadre d’une enquête pour compromission du secret de la défense nationale.

Elle a été emmenée dans une geôle de l’hôtel de police, a-t-elle relaté dans une vidéo diffusée par Reporters sans frontières. « La nuit a été assez épouvantable en garde à vue, parce que j’étais malade », raconte-t-elle.

L’ancienne correspondante en Égypte dit avoir invoqué son droit au silence tout au long des interrogatoires, qui portaient notamment sur les enquêtes journalistiques sur la vente d’armes de la France au Moyen-Orient.

Elle a été relâchée sans être accusée, même si cette « épée de Damoclès » reste, dit-elle.

Jeudi, un ex-militaire a été inculpé de détournement et de divulgation du secret de Défense nationale. Il est passible de sept ans d’emprisonnement.

Il serait la source confidentielle de la journaliste.

Pourquoi la justice enquête-t-elle ?

En novembre 2021, le média indépendant Disclose a publié une série de textes de la journaliste sur la participation française à des opérations en Égypte.

D’après les informations recueillies par la journaliste, la mission antiterroriste a été détournée de son objectif initial et des civils soupçonnés de divers trafics ont été pris pour cibles dans des bombardements. Le scandale a mené à une enquête interne, qui a conclu que la « mission a fait l’objet d’un cadrage clair et [que] des mesures préventives strictes ont été mises en place ».

Disclose a annoncé avoir obtenu des « centaines de documents secrets ».

Certains publiés sur le site portent le sceau « confidentiel défense ». Des informations ont été caviardées.

Après la publication, une enquête a été lancée pour compromission de secrets.

Quelle a été la réaction du média Disclose ?

« C’est une atteinte grave [à la liberté de la presse], puisque l’objectif est évidemment de traquer les sources de notre journaliste et de Disclose », a commenté à La Presse Mathias Destal, cofondateur et rédacteur en chef du média en ligne.

PHOTO THOMAS SAMSON, AGENCE FRANCE-PRESSE

Mathias Destal (au micro), cofondateur et rédacteur en chef de Disclose

Fondé il y a cinq ans, le petit média à but non lucratif n’en est pas à ses premiers démêlés. Mais pour M. Destal, le traitement de Mme Lavrilleux est le « franchissement d’un nouveau cap », puisque la garde à vue s’est étendue sur une période inhabituellement longue de 39 heures. La perquisition a duré 9 heures. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a déployé des moyens « très importants », précise-t-il.

L’intervention surprise en matinée, au domicile de la journaliste plutôt qu’aux locaux de la rédaction, est aussi « plus intimidante » ; ses collègues et lui ont déjà été convoqués par des enquêteurs, mais par courrier et à un moment ultérieur, illustre M. Destal.

Comment ont réagi les médias français ?

Une quarantaine de sociétés de journalistes, dont l’Agence France-Presse et le quotidien Le Monde, ont signé une lettre ouverte. « L’arrestation de notre consœur dans le cadre d’une enquête judiciaire […] représente une attaque sans précédent contre la protection du secret des sources des journalistes », écrit le collectif, qui dénonce aussi la « multiplication des procédures contre les journalistes ces dernières années ».

Ils ont appelé la ministre de la Culture et de l’Information et le président de la République à faire du renforcement de la protection des sources et de l’indépendance des rédactions un enjeu prioritaire.

La ministre de la Culture n’a pas commenté l’affaire.

PHOTO ISABELLE WESSELINGH, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants dénoncent la détention de la journaliste Ariane Lavrilleux à l’hôtel de police de Marseille mercredi.

L’interpellation de journalistes est-elle fréquente ?

L’avocat Bertrand Warusfel, professeur à l’Université Paris 8 et vice-président de l’Association française du droit de la sécurité et de la défense, ne s’est pas étonné des évènements, constatant que ce type d’enquête est « assez fréquent » depuis une dizaine d’années. « Chaque fois qu’il y a une violation présumée du secret de la défense nationale, la DGSI doit faire une enquête et auditionner au minimum toutes les personnes concernées », dit-il.

Et, donc, les journalistes ayant révélé des informations confidentielles. « Après, on peut regretter le fait que c’est très systématique, le fait qu’elle est restée en garde à vue presque deux jours, la perquisition, tout ça, ajoute-t-il. C’est un peu lourd. Je comprends que beaucoup de journalistes pensent qu’il y a peut-être un objectif de dissuasion ou d’intimidation pour essayer de contourner le droit à la protection de leurs sources. »

Une multiplication de révélations journalistiques et la sensibilité des services de renseignement autour des campagnes antiterrorisme menées par la France depuis une dizaine d’années pourraient expliquer pourquoi plus de journalistes sont visés par des procédures. Même si les reporters interpellés dans les dernières années n’ont pas été condamnés, précise MWarusfel.

Qu’en est-il de la protection des sources ?

Les associations de journalistes dénoncent ce type de procédure comme une façon d’obtenir l’identité d’un interlocuteur confidentiel, malgré le principe de protection des sources, sacré en journalisme – mais pas absolu en droit, rappelle MWarusfel, notamment lorsqu’il est question de sécurité nationale.

Des experts et des journalistes dénoncent cependant l’étendue de cette justification.

« Nombre d’experts en France, mais aussi dans d’autres pays, jugent que les administrations d’État utilisent trop facilement le secret de défense, c’est-à-dire qu’elles classifient trop d’informations et, surtout, elles ne les déclassifient pas assez vite », souligne MWarusfel.

Dans son allocution vidéo, Ariane Lavrilleux convient que des opérations doivent être protégées par le secret, « mais la défense nationale ne doit pas être utilisée pour cacher des crimes », ajoute-t-elle.

Avec l’Agence France-Presse et Le Monde

Qui est Ariane Lavrilleux ?

Ariane Lavrilleux est une journaliste indépendante actuellement établie à Marseille.

Elle a été correspondante au Caire et a sillonné le Moyen-Orient, collaborant à plusieurs médias, dont Mediapart et RFI.

Elle a été en lice pour le prix Albert-Londres en 2022 pour son reportage sur les opérations françaises en Égypte.