(Varsovie) Atrophiée par des décennies de crise démographique, affaiblie par les ravages de la COVID-19 et désormais meurtrie par les pertes sur le front en Ukraine, la Russie se lance dans une croisade nataliste, avec un nouvel ennemi : l’avortement.

En phase avec la doctrine toujours plus conservatrice de Vladimir Poutine, une multitude de régions russes ont commencé cet hiver à restreindre l’accès à l’avortement dans les cliniques privées. Elles ont aussi rendu les contraceptifs d’urgence plus difficiles à obtenir.

Les autorités sanitaires ont pour leur part demandé aux médecins des établissements publics de faire tout ce qu’ils peuvent pour dissuader les femmes d’y avoir recours.

Alors que la Russie bolchévique a été le premier pays au monde à dépénaliser l’avortement en 1920, le Kremlin se rapproche lui pas à pas de la ligne antiavortement portée par l’Église orthodoxe.

M. Poutine s’est fait lui l’apôtre des familles nombreuses au nom de « valeurs traditionnelles » et patriotiques, mêlant morale et problèmes démographiques pour justifier ses positions, tout en présentant la Russie comme le contrepoids à un Occident décadent car féministe et tolérant à l’égard des LGBT+.

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Le président Vladimir Poutine

Le président russe s’est certes dit jeudi opposé à l’interdiction de l’avortement, mais il a martelé qu’ils étaient contre l’intérêt d’un pays : « L’État a intérêt à ce que le problème démographique se résolve de lui-même si les femmes décident, après avoir appris qu’elles sont enceintes, de préserver la vie de l’enfant ».

La trajectoire démographique de la Russie est catastrophique depuis la fin de l’époque soviétique. Si le droit à l’avortement n’a jamais été sérieusement remis en question en question jusqu’ici, des voix favorables à des restrictions sont de plus en plus audibles, notamment depuis le début de l’assaut russe contre l’Ukraine en février 2022.

« Lorsqu’un pays est en guerre, cela s’accompagne généralement de ce type de mesures », affirme à l’AFP Leda Garina, une militante féministe russe qui vit en exil en Géorgie.

Pour elle, il s’agit de dire : « Donnez naissance à plus de soldats ».

Vladimir Poutine, qui brigue un nouveau mandat en mars 2024, a fait en outre de la défense des valeurs familiales conservatrices un axe majeur de sa politique.

Depuis des années, le Kremlin multiplie les incitations financières natalistes. Cette politique a pris une nouvelle signification depuis la guerre.

« Ils considèrent qu’il s’agit d’une question de survie nationale », souligne la politologue Tatiana Stanovaïa.

Elle pense aussi que M. Poutine considère toute opposition à ses positions sociétales comme l’illustration d’un complot russophobe occidental. « Convaincre une femme d’avorter est un moyen d’aggraver le problème démographique de la Russie : c’est le plan de l’Occident », explique-t-elle.

Baguette magique

Le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Kirill, a exhorté lui en octobre les autorités à restreindre les avortements, assurant que la population allait alors augmenter comme par « coup de baguette magique ».

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Le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Kirill

Dans les cliniques publiques, il y a déjà des consultations destinées à dissuader les femmes d’avorter, mais de nouvelles recommandations du ministère de la Santé préconisent une stratégie plus musclée.

Selon l’éminente démographe Viktoria Sakievitch, les hôpitaux doivent désormais « les arrêter, faire pression sur [les femmes], les effrayer ».

Dans certaines régions, il y a des primes financières pour les médecins qui parviennent à convaincre une patiente de ne pas avorter.

La plupart des femmes avortant en Russie étant déjà des mères financièrement démunies, M. Sakievitch craint qu’une politique répressive puisse conduire à l’émergence d’un dangereux marché noir des pilules abortives, voire, à terme, à des interventions chirurgicales clandestines.

Cette politique de restriction ne fait pas d’ailleurs l’unanimité même dans l’entourage de M. Poutine. Ainsi, Valentina Matvienko, la présidente de la chambre haute du Parlement, a averti que l’interdiction de l’avortement aurait des « conséquences tragiques ».

Pour la politologue Ekaterina Schulmann, les autorités russes se trompent en orientant leur croisade nataliste sur les femmes. « Elles devraient lutter contre la mortalité précoce des hommes, principale cause de la diminution de la population, au lieu d’essayer d’inciter les femmes à avoir plus d’enfants ».

Mais le sujet est tabou au moment où le Kremlin envoie par centaines de milliers des soldats sur le champ de bataille.  

Dès lors, des observateurs craignent que le pouvoir décide de serrer progressivement la vis à l’avortement, par exemple en la retirant des soins accessibles dans le cadre de l’assurance maladie.

Pour Sergueï Zakharov, démographe à l’Université de Strasbourg en France, cette approche est vouée à l’échec : « Ce serait faire comme l’Espagne de Franco ou l’Italie de Mussolini […] cela n’a jamais fonctionné ».