Deux semaines après les manifestations massives qui ont fait trembler la région du Bachkortostan, un concert en grande pompe à la gloire du gouverneur régional a été organisé à Oufa, la capitale bachkire. L’objectif : prouver que la région a retrouvé son calme, si désiré par le Kremlin à l’approche de l’élection présidentielle.

« Une famille, une république, un pays ». Sous ce slogan, un grand rassemblement a été organisé par les autorités du Bachkortostan, en réaction aux récentes manifestations qui ont secoué la petite ville du sud de l’Oural, Baïmak.

Les organisateurs du concert ont déclaré avoir réuni à Oufa 50 000 personnes. Le gouverneur de la région, qui s’est exprimé de la scène, a accusé ses opposants d’être des séparatistes.

« Aujourd’hui, nous nous sommes rassemblés pour dire que nous ne donnerons notre Bachkortostan à personne. Et à tous ceux qui tentent de fomenter et de manifester un extrémisme radical, nous répondrons durement », clama Radi Khabirov.

Une protestation très locale

La réponse des forces de l’ordre aux protestations devant le tribunal de Baïmak, à la mi-janvier, a été sans pitié. « On était munis de boules de neige contre des bombes lacrymogènes et des grenades sonores des gendarmes », se souvient une retraitée, venue avec sa fille aînée réclamer la clémence du tribunal. Plus de 10 000 personnes ce jour-là ont crié en chœur « Liberté » en soutien à Fail Alsynov, un écoactiviste local condamné à quatre ans de prison, qui se battait contre un projet local d’exploitation de ressources énergétiques.

CAPTURE D’ÉCRAN SOTA, FOURNIE PAR L’ASSOCIATED PRESS

L’activiste bachkir Fail Alsynov, au palais de justice de Baïmak, le 17 janvier

« On n’est pas des séparatistes, on veut juste la justice. On en a marre de se contenter de miettes, alors que nos ressources rares sont vendues aux multinationales par [le gouverneur] Radi Khabirov. On espérait que Poutine nous entende, enfin, et le destitue ! », explique cette Bachkire, qui veut garder l’anonymat.

« C’était une protestation dirigée surtout contre le gouvernement régional », insiste Ruslan Valiev, ancien journaliste d’Oufa pour Echo Moskvi, principal média d’opposition en Russie.

PHOTO ANYA MARCHENKOVA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants bachkirs et des policiers s’affronte, le 17 janvier.

« Ce n’est une contestation ni contre Poutine ni contre les problèmes nationaux. La propagation de telles manifestations dans d’autres régions russes est proche de zéro. Dans d’autres régions, les gens se poseront peut-être la question, mais de manière générale, les Russes ne sont pas prêts, ils ont peur et, enfin, ils sont bernés par une puissante propagande. »

Ils ont vu une injustice sur leur territoire et se sont insurgés, mais la propagande les empêche de protester contre le dirigeant du Kremlin, qu’ils ne connaissent qu’à partir des écrans de leurs téléviseurs.

Trente affaires pénales ouvertes

Ilgis Bayguskarov ne cache pas son espoir envers Vladimir Poutine, pour faire libérer son petit frère Ilyas, accusé de l’« organisation des émeutes de masse » à Baïmak. Il a lancé une cagnotte en ligne pour financer un avocat, avec la femme de celui-ci. Enceinte de trois mois, toute frêle, voilée de noire, elle vit désormais sur les bancs des postes de police et des tribunaux, qui décident du sort de sa famille. « Comment continuer à vivre ? », désespère cette jeune mère.

CAPTURE D’ÉCRAN FOURNIE PAR REUTERS

Des policiers arrêtent un homme lors des manifestations à Oufa, la capitale du Bachkortostan, le 19 janvier.

Le comité d’enquête a ouvert, en tout, 30 affaires pénales. Les protestataires risquent 15 ans de prison. Un a fini à l’hôpital à la suite des coups et de la torture des forces de l’ordre, un autre a été retrouvé mort dans sa cellule.

Altinay Valitov, chanteur bachkir qui appelait à se rassembler devant les bâtiments administratifs, a fui le pays. Des hommes armés sont venus toquer aux domiciles des habitants de Baïmak, l’épicentre des protestations, de quoi dissuader de nouveaux remous dans d’autres villes. Les plus chanceux écoperont d’une amende administrative.

Un évènement gênant à deux mois de l’élection

« Mon frère n’est pas venu protester contre le gouvernement », insiste, néanmoins, Ilgis Bayguskarov. « Uniquement soutenir Fail Alsinov, dont il était très proche. Comme lui, il défendait l’écologie locale, notre langue et notre culture. Même le porte-parole du Kremlin a dit qu’il n’y a pas eu de manifestations de masse au Bachkortostan. » « Il n’y a pas d’émeutes », a, en effet, assuré Dmitri Peskov. « Ce sont des cas isolés, qui sont plutôt liés à la compétence des autorités locales. »

PHOTO ANYA MARCHENKOVA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des policiers anti-émeute lèvent leurs boucliers lors de manifestations à Baïmak, le 17 janvier.

« Le Kremlin fera tout pour étouffer cet évènement », décrypte Ruslan Valiev, le journaliste originaire d’Oufa.

Cela fait des mois que le gouvernement essaye de montrer que la paix et la grâce règnent en Russie, les remous au Bachkortostan viennent troubler cette lisse image.

Ruslan Valiev, journaliste

À la veille de l’élection présidentielle, l’évènement est particulièrement gênant pour le Kremlin. La région de Bachkortostan est habituellement très calme et offre des scores élevés à Poutine aux élections.

« Cela n’influera en rien sur le résultat de la présidentielle ; néanmoins, ces échauffourées démontrent que les foyers de tensions sont bien réels en Russie. De telles frustrations peuvent s’accumuler durant des années et exploser au moment le plus inattendu. L’histoire démontre, aussi, que parfois tout peut s’enchaîner très vite », souligne le journaliste bachkir.