Petit poisson deviendra grand. Cette phrase d’apparence anodine pourrait bien s’appliquer au parti Chega, qui s’apprête à bousculer l’ordre établi au Portugal avec son message ultraconservateur et anti-immigrants.

Chega (Assez, en portugais) est crédité de 15 à 20 % des voix aux élections législatives de dimanche, soit environ 40 députés sur 230. Une croissance spectaculaire, considérant que la formation d’extrême droite, créée il y a à peine cinq ans, n’avait récolté qu’un seul siège en 2019 et une douzaine en 2022.

Ce score serait insuffisant pour prendre le pouvoir. Mais le parti d’André Ventura pourrait en revanche jouer les « faiseurs de rois », en soutenant le bloc de droite mené par le Parti social-démocrate (PSD), qui a pris les devants avec 35 % des intentions de vote. Le leader du PSD, Luís Montenegro, a officiellement rejeté ce scénario. Mais certains analystes estiment qu’il reste possible, ce qui entraînerait un virage serré à droite pour le Portugal après huit années de gouvernement socialiste (PS) interrompues par un scandale de corruption.

« Économiquement, cela ne changerait rien. Mais il y aurait de gros changements dans le contenu des programmes scolaires, un discours plutôt favorable à la famille traditionnelle, une politique plus dure sur les crimes et l’immigration », souligne le politologue António Costa Pinto, de l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne.

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Passants devant un panneau électoral d’André Ventura avec le slogan « On paie tant d’impôts pour soutenir la corruption », à Lisbonne le 4 mars

Populisme à l’européenne

Il est ironique que ces élections surviennent un mois à peine avant le 50e anniversaire de la « révolution des œillets » qui avait entraîné la chute du régime fasciste d’António Salazar, le 25 avril 1974.

Beaucoup pensaient que cet évènement historique avait immunisé le pays contre le virus de l’extrême droite. Mais le vaccin a apparemment perdu de son effet. Pour nombre de Portugais, le discours de Chega et le charisme de son leader sont un courant d’air frais dans le paysage jusqu’ici prévisible de la politique portugaise.

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André Ventura se présente comme la voie de rechange aux deux partis traditionnels (PS et PSD) qui se partagent le pouvoir depuis la fin des années 1970.

Juriste de formation et ancien commentateur de soccer à la télé, André Ventura, 41 ans, s’inscrit dans la lignée des leaders populistes qui gagnent du terrain en Europe.

Pourfendeur des élites politico-économiques, il se présente comme la voie de rechange aux deux partis traditionnels (PS et PSD) qui se partagent le pouvoir depuis la fin des années 1970, promettant de faire le « ménage » dans une classe politique qu’il accuse d’être corrompue.

Son message résonne tout particulièrement alors que les « scandales » se succèdent depuis quelques années au gouvernement. Le dernier en date, une affaire de trafic d’influence autour de l’industrie du lithium, avait obligé le premier ministre socialiste António Costa à déposer les armes en novembre et à déclencher des élections anticipées, malgré un bilan positif marqué par l’assainissement des finances publiques et une assez bonne santé économique.

« Ils [Chega] profitent de la conjoncture », résume tout simplement António Costa Pinto.

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André Ventura fait de l’insécurité un enjeu central de sa campagne, associant volontiers les problèmes de désordre et de criminalité à la question des étrangers.

Le problème avec l’immigration

Le programme de Chega est à la fois flexible et rigide.

Néolibéral assumé, André Ventura promet moins d’impôts et des hausses de salaire. Très à droite sur le plan sécuritaire, il prône la prison à vie (inexistante au Portugal) et n’exclut pas la castration chimique pour les pédophiles et les violeurs en série.

Nationaliste convaincu, il veut faire renaître le « vrai Portugal », soit celui des « Portugais de bien », c’est-à-dire « de souche », en contrôlant l’immigration.

Comme son amie Marine Le Pen, qui lui a récemment rendu visite, il fait de l’insécurité un enjeu central de sa campagne, associant volontiers les problèmes de désordre et de criminalité à la question des étrangers.

Ce discours ouvertement xénophobe vient exacerber les craintes d’une partie de la population, alors que l’immigration au Portugal se fait de plus en plus visible, ne se limitant plus aux Brésiliens et aux Africains d’Afrique lusophone. Mais « il impacte un peu moins qu’ailleurs en Europe, car il y a encore relativement peu d’étrangers dans le pays », nuance toutefois Yves Léonard, membre du Centre d’histoire de Sciences Po et spécialiste de l’histoire du Portugal. Selon l’Observatoire des migrations au Portugal, les immigrés représenteraient 7 % de la population, estimée à 10 millions.

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Pour certains, le bon score annoncé de Chega serait aussi attribuable à sa capacité d’atteindre un électorat plus jeune. Ici, André Ventura pose avec une jeune partisane, Carolina Pereira, 21 ans, lors d’un rassemblement de campagne à Almada, au sud de Lisbonne, le 23 février.

Pour certains, le bon score annoncé de Chega serait aussi attribuable à sa capacité d’atteindre un électorat plus jeune. Le parti semble avoir profité des faiblesses de ses concurrents sur les réseaux sociaux, dont TikTok et Facebook, où Ventura compte plus de 135 000 abonnés, une base solide établie durant ses années de commentateur sportif.

Son charisme et son langage virulent, voire clivant, inspiré par la tradition des tascas (tavernes) d’antan, séduiraient par ailleurs un électorat plus populaire, qui se sent négligé par Lisbonne, notamment dans l’arrière-pays, plus rural. Histoire connue…

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Le parti dirigé par André Ventura reste associé à un courant réactionnaire qui rappelle de mauvais souvenirs aux Portugais.

Incertitude et tension

Est-ce que ce sera suffisant pour changer la donne politique ?

Le taux d’abstention, notamment chez les plus jeunes, pourrait ralentir la lancée de Chega. Malgré son image moderne et ses liens grandissants avec le monde des affaires, le parti reste en outre associé à un courant réactionnaire qui rappelle de mauvais souvenirs aux Portugais, ce qui explique pourquoi Ventura, malgré son discours nostalgique, évite de trop s’identifier au salazarisme d’antan. « Le problème de Salazar est qu’il est associé à la pauvreté et au Portugal comme pays arriéré, souligne António Costa Pinto. Donc ça ne marche pas beaucoup. »

Dans tous les cas, l’incertitude règne. Et c’est tout l’intérêt de ces élections « sous haute tension », qui pourraient avoir un impact réel sur les grandes orientations nationales, croit Yves Léonard.

« C’est incroyable d’imaginer que ce pays, qui avait une situation stable il y a quelques mois, se retrouve soudainement dans une situation avec beaucoup de points d’interrogation, conclut l’expert. Ce serait quand même très étrange si la droite faisait appel à Chega pour gouverner de façon plus stable. Il faut espérer que ce 50e anniversaire de la révolution pèsera dans un sens positif… »