Journaliste au Time Magazine, Simon Shuster a eu un accès privilégié à Volodymyr Zelensky depuis le début de l’invasion russe. Dans son livre Nous vaincrons (The Showman en anglais), il raconte comment le président ukrainien est passé du rôle d’acteur à celui de chef de guerre, et comment ses talents de comédien lui ont permis d’effectuer cette transition radicale. Entrevue.

The Showman est à mi-chemin entre la biographie et le reportage. Comment est né le projet ?

J’avais déjà écrit deux ou trois articles dans Time Magazine après le début de l’invasion russe. Les éditeurs ont pensé qu’on devrait aller plus loin et faire un livre. J’ai présenté l’idée au président Zelensky en avril 2022. Il n’était pas très enthousiaste, parce que les livres sont trop lents et qu’il a besoin de communiquer avec le monde rapidement. Mais il était ouvert. On se connaissait depuis trois ans, il connaissait mon travail et ma connexion à l’Ukraine.

Au fond, ce livre raconte l’histoire d’une métamorphose. Qu’est-ce qui a changé chez Zelensky depuis le début de cette invasion à grande échelle, selon vous ?

C’est difficile de décrire cette transformation en quelques mots. Mais la personne que j’ai rencontrée en 2019 était très optimiste, drôle, relaxe, un peu naïve quant à ses capacités à relever le défi du leadership dans un pays comme l’Ukraine, qui était déjà en guerre avec la Russie depuis cinq ans. Zelensky sentait qu’il avait toutes les chances de résoudre cette guerre et de trouver une solution négociée avec Poutine. Avec le temps, il a une lente désillusion. Il apprend à quel point la politique internationale peut être laide et méchante. Avec l’invasion à grande échelle, l’évolution est plus dramatique. Il prend une personnalité de leader en temps de guerre, qui est beaucoup plus dure, disciplinée. Il n’a plus le temps pour les blagues, l’humour et le débat. Il est plus rapide et tranchant dans sa prise de décisions. Ce n’est pas une métamorphose rapide, c’est une évolution dans son leadership.

PHOTO VLADYSLAV MUSIENKO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Cette photo prise et publiée par le service de presse du premier ministre ukrainien le 20 mai 2019 montre le président Volodymyr Zelensky applaudissant lors de sa cérémonie d’investiture au parlement de Kiyv.

Jusqu’à quel point le fait d’être un acteur l’a-t-il aidé dans sa diplomatie et comme chef de guerre ?

Grosse question à laquelle le livre tente de répondre. Toute personne qui est dans la position de mener un pays dans une guerre a besoin de changer vite, de prendre une nouvelle personnalité, de nouvelles responsabilités. L’expérience de Zelensky comme acteur lui a donné une sorte de flexibilité mentale pour changer, pour devenir quelque chose de nouveau, et cela plus rapidement qu’un politicien professionnel. À ma grande surprise et à la surprise de plusieurs, les aptitudes qu’il a développées comme acteur, sur la façon de communiquer, de « gagner » un auditoire, d’avoir un attrait émotionnel, de conserver l’attention du public, lui sont devenues très utiles pendant la guerre.

Aurait-on eu une guerre différente avec un autre leader ukrainien ? Son prédécesseur Petro Porochenko, par exemple ?

Je le crois. Quand il était au pouvoir (2014-2019), le président Porochenko a aussi tenté de gagner la sympathie du monde, de convaincre l’Occident que la guerre dans le Donbass le concernait aussi. Mais il a eu moins de succès que Zelensky. Il y a le charisme, mais aussi une compréhension fondamentale de la manière de communiquer. Il faut voir comment Zelensky utilise la télé, les réseaux sociaux, comment il écrit ses discours. Donc oui, je pense que la guerre aurait été différente avec un leader qui n’aurait pas eu les atouts pour gagner le soutien international.

On voit dans votre livre comment l’entourage de Zelensky a changé, entre le moment de sa prise de pouvoir et aujourd’hui. Diriez-vous qu’il s’est isolé petit à petit ?

Il y a en effet une longue évolution de son cercle de conseillers et son administration. En 2019, c’était un gros groupe chaotique avec des consultants venus du monde du divertissement, de la politique, quelques économistes professionnels, des diplomates, mais aussi bon nombre d’amis personnels. Avec le temps, ce cercle devient plus petit. Plus professionnel. Plus discipliné. Je crois que ce changement est devenu plus clair avec l’invasion à grande échelle. Il y a un petit groupe qui lui est très loyal et qui porte son désir et sa vision. Ça ne veut pas dire qu’il est isolé. Il n’est pas assis dans un bunker entouré de quelques aides de camp. Il voyage beaucoup dans le monde, en Ukraine, il rencontre des soldats, des citoyens, des leaders étrangers. Et pour avoir voyagé avec lui, je peux vous dire qu’il s’assure d’écouter les gens qu’il rencontre, pour ne pas être limité dans sa compréhension du monde et de la guerre.

PHOTO D’ARCHIVES DE L’AGENCE DE PRESSE DU PRÉSIDENT UKRAINIEN, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président Volodymyr Zelensky (au centre) en février dernier visitant les positions de première ligne des troupes ukrainiennes dans le secteur de Koupyansk.

Vous vous attardez beaucoup à sa relation complexe avec le général Zaloujny, qu’il a fini par limoger il y a quelques semaines. Comment en sont-ils arrivés là ?

C’est une histoire compliquée. Au début de l’invasion, le président Zelensky sentait une admiration et un respect profond pour Zaloujny. Il l’a laissé prendre toutes les décisions en termes de stratégie militaire. Mais avec le temps, on le voit gagner en confiance dans ses habiletés comme stratège militaire. Il développe ses propres idées et visions sur la façon de mener cette guerre sur le champ de bataille et ses visions et priorités ne sont pas les mêmes que celles de son commandant en chef. Plus l’invasion progresse, plus Zelensky utilise son autorité sous la Constitution pour prendre des décisions, même si Zaloujny n’est pas d’accord. Il y a une série de désaccords en coulisses entre les deux hommes les plus puissants du pays et je pense que c’est devenu de plus en plus une distraction pour l’Ukraine.

À la fin du livre, vous vous demandez si Zelensky saura céder sa place après la guerre, si l’Ukraine l’emporte. Il pourrait vouloir s’accrocher au pouvoir ?

J’imagine que ce sera une transition très difficile pour le président de revenir à une démocratie européenne normale. Le président Zelensky a en ce moment le pouvoir de contrôler les chaînes de télé, de censurer les médias. Sous la loi martiale, le fonctionnement du Parlement est limité, et le pouvoir est transféré au bureau du président. Après la guerre, les télés peuvent recommencer à critiquer le président. Il y aura des élections à nouveau. Ce sera difficile de permettre ça dans un contexte d’après-guerre. L’économie va être en mauvais état. Les infrastructures seront largement détruites, des millions de réfugiés vont rentrer à la maison et le personnel militaire aussi, ils auront besoin de soutien, social, économique, psychologique. Ce sera un test majeur pour Zelensky.

Comment voyez-vous l’avenir de ce conflit ? De façon optimiste ou pessimiste ?

J’essaie de chroniquer la réalité que nous avons et pas la réalité future ou hypothétique. Ce n’est pas mon travail de dire ce que l’avenir nous réserve. Après avoir chroniqué sur la Russie et l’Ukraine pendant 15 ans, j’ai appris à ne pas faire de grosses prédictions, parce que la réalité nous réserve toujours des surprises.

Votre père est ukrainien et votre mère russe. Pensez-vous que les deux peuples pourront un jour se réconcilier ?

Le président Zelensky et beaucoup d’Ukrainiens sentent que le peuple russe est aussi responsable de cette guerre que Poutine. J’ai le sentiment que la douleur de cette guerre va mettre plusieurs générations à guérir.

Zelensky a-t-il lu votre livre ?

Je ne pense pas. Je sais qu’il lui a été envoyé. Mais je pense qu’il a été très occupé…