Israël a scellé les accès à la bande de Gaza après la victoire du Hamas en 2006. Pour contourner ce blocus, des Gazaouis à l'esprit entreprenant ont mis sur pied un trafic transfrontalier avec l'Égypte... grâce à un réseau souterrain. Télés, ordinateurs et couches pour bébé transitent par des tunnels qui, selon Israël, permettent aussi d'acheminer des armes

On dirait des abris Tempo plantés dans un champ de ruines. Sauf qu'au lieu de protéger des autos, les dizaines de bâches de plastique qui flottent au milieu des gravats recouvrent ce qui était jusqu'à tout récemment le coeur des importations vers la bande de Gaza : les tunnels qui communiquent avec l'Égypte.

Nous sommes dans un quartier de Rafah, au sud de la bande de Gaza. Délimitée par un muret de pierre, la frontière égyptienne est distante de moins d'un demi-kilomètre. Ceux qui la traversent sous terre le font au péril de leur vie.

Ces jours-ci, les opérateurs des tunnels s'affairent à reconstruire leurs installations durement touchées par les bombardements israéliens. Le vrombissement des génératrices nous indique les tunnels en reconstruction.

Ici, on n'aime pas beaucoup les médias. Le business des tunnels est un métier à haut risque. Les derniers bombardements remontent à moins d'une semaine. La discrétion est de mise.

L'homme qui communique par walkie-talkie avec son collaborateur enfoui 20 mètres sous terre accepte de nous parler à une condition : que nous jurions de ne pas révéler son identité. Nous le jurons. Disons donc qu'il s'appelle Ahmed.

Cet ancien travailleur en construction n'a plus de boulot depuis qu'Israël a scellé les accès à la bande de Gaza, après la victoire électorale du Hamas, il y a trois ans.

Le père de huit enfants actionne la poulie qui fait remonter des barils de sable du tunnel. Il n'aime pas ce boulot qui lui procure à peine 100 shekels (30$) par jour. Dans la construction, il faisait trois fois plus. Ahmed ne descend jamais dans le tunnel. Ramper pendant 10 minutes avec l'impression d'étouffer, c'est l'affaire des jeunes.

«Ici, des gens meurent pour un morceau de pain, mais tant que le siège se poursuit, nous n'avons pas le choix.»

Au péril de sa vie

Quels biens transitaient par ce tunnel avant les bombardements? «Des lentilles, des couches, du chocolat.» Ahmed est un homme en colère. «Quel autre peuple vivrait comme ça, où est donc passée notre dignité?» dénonce-t-il. Puis, voyant arriver le propriétaire du tunnel, son visage se durcit. C'est le temps de partir.

À quelques pas de là, autre bâche de plastique, autre tunnel. Une échelle mène au fond d'un puits dont les parois sont recouvertes de blocs de ciment. Hassan est convaincu que son tunnel sera opérationnel dans deux ou trois jours.

Il l'a construit il y a deux ans. Coût: 180 000$. Pour le remettre en état, il a dû allonger 20 000$ de plus.

Il jure qu'il ne fait pas ça pour son profit, mais pour le bien de ses compatriotes. Mais à Gaza, on murmure que des opérateurs s'en mettent plein les poches, en vendant leurs biens à des prix prohibitifs. «Je voulais acheter un ordinateur portable qui vaut 800$. Ici, il coûtait le double», déplore une jeune femme qui trouve que les nouveaux seigneurs de Gaza abusent de leur monopole.

Mais le risque, ça se paie. Les «tunneliers» de Gaza s'exposent non seulement aux bombes israéliennes, mais aussi aux affaissements qui peuvent être fatals.

Il y a un an, Mohamed, 24 ans, a été assommé par une masse de boue pendant qu'il rampait dans son tunnel. Il en a été quitte pour une semaine à l'hôpital.

«La moindre erreur peut être fatale. Nous avons la vie dans une main, la mort dans l'autre», dit Mohamed. Pour faire pression sur les opérateurs de tunnels, le Hamas les oblige depuis peu à verser une indemnité de 20 000$ aux familles d'employés tués au travail.

Vente de tunnels

Comme d'autres opérateurs, Mohamed jure qu'il ne transporte que des biens de première nécessité, qu'il vend à un prix raisonnable. Est-il au courant si d'autres tunnels servent à faire entrer des armes? Oui, mais il assure que ce n'est pas son truc à lui. Seulement des ordinateurs, des appareils électroniques.

Comme d'autres biens immobiliers, les tunnels peuvent aussi se vendre. La dame qui nous guide à travers les ruines habite l'une des dernières maisons encore debout dans ce quartier. Et encore: l'immeuble a été partiellement détruit pendant la guerre. Une autre bombe est tombée à 30 m de sa maison il y a quelques jours.

La dame vit dans la peur. Et elle est en colère. «T'as vendu ton tunnel au Hamas, et maintenant, je les ai dans ma cour!» crie-t-elle à un des opérateurs. Elle voudrait que tous ces tunnels disparaissent du paysage. N'empêche: son ordinateur à écran plat tout neuf vient directement de l'Égypte...