Où s'en va l'Iran? Quel sera le dénouement de ce drame qui se déroule sous nos yeux depuis l'élection présidentielle controversée du 12 juin? La Presse a interrogé à ce sujet Yann Richard, professeur d'études iraniennes à la Sorbonne nouvelle, à Paris. Les événements des derniers jours laissent croire à ce spécialiste renommé de l'Iran que le pays s'en va «à la dérive».

Q Les partisans de Mir Hossein Moussavi, principal rival du président réélu Mahmoud Ahmadinejad, persistent et signent. Chaque jour, de nouvelles manifestations d'envergure sont organisées. Quelle est selon vous l'ampleur du mouvement de contestation auquel le régime fait face?

R L'ampleur est effectivement immense. (...) Il y a une société assez occidentalisée, moderne en tout cas, avec des aspirations de liberté. Mais il y en a une autre qui se reconnaît mieux dans le président sortant, Ahmadinejad. Il y a certainement des manipulations de sa part pour mobiliser les troupes, mais on ne peut nier qu'il a des partisans dans les milieux moins occidentalisés. Du temps de la révolution, il y a 30 ans, le schah était incapable de mobiliser des manifestants pour donner l'illusion d'une base sociale. Alors qu'Ahmadinejad n'a aucun problème lorsqu'il s'agit de mobiliser des foules.

Q Le régime semble enclin à jeter du lest. On annonce maintenant que Mir Hossein Moussavi et les deux autres candidats battus seront reçus demain par le Conseil des gardiens de la Constitution. Que signifie véritablement cette nouvelle tentative de conciliation?

R D'une part, je pense qu'on essaie actuellement de trouver des mesures - qui n'aboutiront à rien - pour éviter aux opposants qui ont perdu l'élection de perdre complètement la face. On peut même dire que, dans une certaine mesure, le deuil qui a été proclamé (hier) par Moussavi n'est pas seulement le deuil des gens qui ont été tués mais aussi celui d'une victoire qu'on ne lui a pas reconnue. Par ailleurs, d'autres scénarios sont maintenant évoqués. Des manoeuvres que le numéro 2 du régime, Rafsandjani, qui est plutôt favorable aux réformateurs, pourrait entreprendre pour destituer (le guide suprême) Khamenei et faire annuler l'élection d'Ahmadinejad.

Q Moussavi peut donc encore devenir président du pays?

R Tout est possible. Mais je crois que ce qui nous attend plus probablement, ce n'est pas ça. C'est plutôt une prise de pouvoir militaire par les gardiens de la révolution qui sont autour d'Ahmadinejad. Ils ont déjà des postes très importants. Ils sont gouverneurs des provinces, dirigent les grosses industries comme celle du pétrole, du nucléaire, de l'armement... Ce sont des gens qualifiés et très bien organisés. Et il est impensable à mon avis que ces gardiens de la révolution abandonnent le pouvoir aux ennemis d'Ahmadinejad.

Q Avez-vous personnellement l'impression que la fraude était la seule façon pour Mahmoud Ahmadinejad de triompher?

R J'ai un doute. Parce que je me dis qu'Ahmadinejad aurait peut-être eu autour de 50%. Il risquait alors d'avoir eu un deuxième tour. Et au deuxième tour, il risquait de ne pas être élu. Je pense qu'ils ont absolument voulu éviter le deuxième tour. Et la meilleure manière pour ça, c'était de truquer le résultat. C'était la fraude.

Q Vous avez récemment écrit dans le journal Le Monde que l'Iran se retrouvera à la dérive, en proie au déchirement interne. Vous êtes pessimiste quant à l'avenir du pays?

R Je suis pessimiste. (...) L'Iran a eu dans l'histoire récente, depuis le début du XXe siècle, des épisodes d'aspiration très forte à la liberté et de révolte populaire pour exiger des concessions du pouvoir autoritaire central. En même temps, l'Iran a connu des retours très douloureux: suspension de la Constitution et des libertés, coup d'État... Et ce que nous voyons aujourd'hui ressemble à un recul des avancées démocratiques - même si elles étaient un peu inégales - que la république islamique laissait espérer.