«Corrompu, injuste, primitif, criminel.» Le régime d'Ali Abdullah Saleh, homme fort du Yémen, est sur la sellette. Notre correspondant est de retour d'un reportage dans ce pays. Il nous explique pourquoi les pays occidentaux au chevet de cette nation, aujourd'hui à Londres, ne devraient pas «détourner leur regard» des abus du gouvernement yéménite.

Les pays occidentaux qui se réunissent aujourd'hui à Londres pour discuter de la meilleure façon d'aider le Yémen à lutter contre Al-Qaeda s'engagent en terrain glissant en accroissant leur soutien au gouvernement en place.

 

Le régime d'Ali Abdullah Saleh, qui tient les rênes du petit pays arabe depuis plus de 30 ans, est en effet régulièrement écorché par les organisations de lutte contre la corruption et les défenseurs des droits de la personne.

«Dans un monde idéal, le président Saleh n'est pas quelqu'un avec qui nous aimerions faire affaire», souligne dans une récente analyse la journaliste anglaise Victoria Clark, qui a séjourné plusieurs fois là-bas.

«Corrompu, injuste, primitif, criminel sont quelques-uns des adjectifs que les Yéménites instruits sont susceptibles d'utiliser» pour décrire le gouvernement en place, souligne-t-elle.

Comme dans nombre de pays de la région, la photo du chef de l'État est omniprésente à l'aéroport, dans les hôtels ou dans les rues de la capitale, Sanaa, où sont installés plusieurs panneaux d'affichage géants à son effigie.

Gangréné par la corruption

Le dirigeant de 67 ans, pour bien marquer son domaine, a aussi donné son nom à une spectaculaire mosquée située près d'une large avenue aménagée pour les défilés militaires.

Selon un site de tourisme local, le bâtiment, ouvert en 2008, a été construit au coût de 60 millions de dollars américains «aux frais du président».

Un journaliste local a indiqué que la somme - une fortune dans un pays où plus de 40% de la population vit dans la pauvreté - avait été puisée à même l'argent généré par la vente des ressources pétrolières du pays.

Un représentant du gouvernement a assuré, de son côté, que la construction avait été essentiellement financée par de riches Saoudiens.

L'érection de la mosquée, quoi qu'il en soit, a soulevé l'ire d'une partie de la population, comme en témoignent les commentaires laissés sur le site de la BBC.

«Nommer la mosquée du nom d'un dictateur corrompu est indigne», a écrit un résidant d'Aden, qui parle d'un «réel gaspillage» de ressources.

Le petit pays d'une vingtaine de millions d'habitants, de l'avis de nombre d'analystes, est gangréné par la corruption, qui s'étend à tous les échelons.

La Presse a pu le constater de visu peu après son arrivée à Sanaa lorsqu'un agent affecté à la circulation routière a menacé de saisir son véhicule. «Il veut un pot-de-vin», a expliqué notre interprète. Selon Transparency International, il n'est pas rare que des fonctionnaires affectés à des ministères-clés accumulent rapidement de véritables fortunes.

Structure de népotisme

Malgré les promesses d'action du gouvernement, les risques de poursuite demeurent minimes. «Ceux qui détiennent le pouvoir ne permettront jamais aux dominos de tomber, de crainte que chacun d'eux en entraîne un autre dans sa chute, et un autre, jusqu'à ce que plus rien ne tienne debout», indique l'organisation.

Dans un récent rapport, Chatam House, un centre de recherche de Londres, souligne que la véritable priorité du président Saleh est d'assurer sa propre survie dans un pays marqué par une instabilité croissante.

L'homme fort du Yémen, souligne l'organisation, a aménagé il y a longtemps une «structure de népotisme élaborée», reposant sur les revenus pétroliers, pour s'assurer la loyauté de chefs de tribus, de leaders de l'opposition et d'extrémistes religieux, ce qui mine le fonctionnement des institutions gouvernementales.

Sarah Philips, une chercheuse de l'Université de Sydney qui est spécialisée sur le Moyen-Orient, souligne qu'il ne sert à rien de donner plus d'argent au régime si ces sommes sont utilisées pour renforcer le système existant.

Malheureusement, dit-elle, toute ouverture progressiste visant à accroître la voix des Yéménites dans le système politique risque d'être freinée par la petite élite au pouvoir.

L'emprise du régime sur le pays est reflétée par les résultats électoraux du président, qui a été réélu avec près de 80% des voix en 2006 après avoir reçu officiellement l'appui de plus de 90% de la population en 1999.

Les membres de la famille du chef de l'État occupent nombre de postes-clés dans l'administration, y compris les principaux postes en matière de sécurité. Son fils Ahmed, pressenti comme son possible successeur en 2013, dirige la garde républicaine et les forces spéciales.

La manière forte

La mainmise du régime sur le pays et ses ressources alimente l'indignation dans le Nord, où l'armée lutte depuis des années contre des rebelles chiites, ainsi que le mouvement sécessionniste du Sud.

Dans les deux cas, le gouvernement n'hésite pas à utiliser la manière forte, y compris pour faire taire les médias trop critiques. Reporters sans frontières affirme que le gouvernement «profite du soutien apporté par les puissances étrangères dans sa lutte antiterroriste... pour violer délibérément les droits de la personne».

Le journal Yemen Times a prévenu la semaine dernière que les pays occidentaux auraient tort de «détourner leur regard» de ces abus sous prétexte de lutter contre Al-Qaeda.