Six ans après l'assassinat de l'ex-premier ministre du Liban Rafic Hariri, les meurtriers courent toujours. L'État libanais, impuissant, ne leur a toujours pas mis la main au collet. Divisés en deux camps, les politiciens se mènent une guerre froide et s'accusent mutuellement de complot. Et l'un de ces camps critique vertement le Tribunal spécial pour le Liban et son procureur, le Québécois Daniel Bellemare.

«Daniel Bellemare est une honte pour le Canada. C'est un hypocrite comme magistrat! Je le condamne!», s'offusque Jamil al-Sayed, ancien directeur de la Sûreté générale du Liban jusqu'en 2005, sous l'occupation militaire syrienne.

Lorsqu'il évoque le procureur québécois du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), l'homme de petite taille perd son calme. «Qu'il me poursuive pour diffamation et je le confronterai devant n'importe quel tribunal canadien!» Depuis 2008, le Québécois Daniel Bellemare traque les responsables de l'assassinat de l'ancien premier ministre Rafic Hariri.

Jamil al-Sayed est en guerre contre le TSL. Il a passé quatre ans en prison au Liban, dans le cadre de l'enquête internationale sur l'attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri et 22 autres personnes, le 14 février 2005. Il a été libéré au mois d'avril 2009 en raison du «manque de preuves suffisantes». Il accuse le tribunal d'avoir basé son enquête sur de faux témoins (voir autre texte).

M. al-Sayed vit maintenant dans un appartement de Beyrouth gardé par deux militaires armés, face à la Méditerranée. Il veut régler ses comptes avec le procureur québécois, dont il ne reconnaît pas la légitimité.

«Selon le tribunal, l'assassin d'Hariri doit absolument être ou bien syrien ou bien un membre du Hezbollah, c'est tout, dit-il. Lorsqu'il accuse le mouvement chiite, il s'entend avec Israël. Il s'agit d'une exploitation politique pour ceux qui gèrent le tribunal.»

Murs noircis

À quelques kilomètres, toujours sur le bord de mer à Beyrouth, les murs noircis témoignent de la déflagration du 14 février 2005. Plus de deux tonnes d'explosifs ont creusé un cratère de deux mètres de profondeur. Du jamais vu depuis la fin de la guerre civile, en 1991.

L'assassinat s'est vite transformé en un psychodrame national, d'autant plus que Rafic Hariri est considéré par plusieurs comme l'homme derrière la reconstruction de Beyrouth, après 15 ans de guerre. Milliardaire ayant fait fortune en Arabie saoudite, il a été nommé premier ministre pour la première fois en 1992.

«Après son assassinat, les Libanais avaient besoin de connaître les responsables. Il y avait consensus, rappelle la directrice du bureau libanais du Centre international pour la justice transitoire, Carmen Abou Jaoudé. Tout le monde était d'accord pour une commission d'enquête internationale. Mais lorsqu'on a commencé à montrer du doigt la Syrie, tout a changé.»

Rached Fayed, membre du bureau politique du Courant du Futur, parti fondé par Rafic Hariri, croit toujours que le tribunal est la seule institution capable de juger les responsables de l'assassinat de l'ancien premier ministre. «Avec 1800 kg d'explosifs, il ne s'agit pas d'un type qui voulait assassiner un autre type. Il y avait une puissance derrière tout ça. L'assassinat de Hariri était stratégique pour l'Iran et la Syrie dans la région. C'est un complot. Le Hezbollah n'a pas fait ça tout seul. Il faut arrêter les assassinats politiques au Liban, un point c'est tout.»

M. Fayed signale que M. al-Sayed, qui fait partie des détracteurs acharnés du tribunal et de son procureur, n'a pas été innocenté. Il pourrait donc être convoqué par le TSL ultérieurement. «On ne pouvait plus retenir les prisonniers, dit-il. Mais il y a toujours une possibilité qu'ils soient impliqués dans cette affaire.»

»Pas dans 300 ans»

Controversé ou pas, le tribunal va de l'avant. La traque des coupables progresse. Au mois d'août, le procureur Daniel Bellemare a publié un acte d'accusation visant quatre membres du Hezbollah.

Les audiences du TSL n'ont toutefois pas commencé, et l'on sait déjà que les quatre ne s'y présenteront pas. «Aucune force ne pourra arrêter ceux qui sont mentionnés dans l'acte d'accusation», a dit en juillet le charismatique secrétaire général du mouvement politique chiite, Hassan Nasrallah. «Il ne sera pas possible de les arrêter ni dans 30 jours, ni dans 30 ans ni dans 300 ans!»

Les quatre membres du Hezbollah recherchés sont toujours en cavale. Pour, M. Fayed cette situation nuit grandement à la réputation de son pays. «On devrait être en mesure d'arrêter les quatre accusés. Sinon, on montre que notre État est faible et ne peut contrôler son territoire. Le Hezbollah a des armes. Elles devraient être dans les mains de l'État libanais.»

Les audiences du tribunal devraient commencer au courant de l'année 2012. «Les accusés recevront un procès juste, qu'ils soient présents ou pas», affirme le porte-parole du TSL, Marten Youssef.

Deux visions

Il suffit de parcourir Beyrouth pour constater à quel point, plus de six ans après l'assassinat, le tribunal divise les Libanais.

À Haret Hraik, fief du Hezbollah de la banlieue sud de la ville, Rami débarque de sa mobylette, dans une petite rue bordée d'édifices à logements. «Israël contrôle le TSL et s'en sert pour détruire le Parti de Dieu, dit le travailleur de 30 ans. Israël a échoué à détruire la résistance militairement en 2006 et essaie maintenant de le faire par la voie juridique.»

À une dizaine de kilomètres, à la sortie des cours de l'Université américaine de Beyrouth, Marc, jeune étudiant en génie de 19 ans, a un tout autre avis. «Il faut laisser la justice travailler, dit-il avec son cartable sous le bras. Il faut juger les personnes accusées. Le temps dira si on avait raison ou pas, mais le tribunal est la seule façon de connaître la vérité.»

Les opinions de ces jeunes représentent bien le clivage entre les politiciens libanais au sujet du TSL. Le Bloc du 8 mars, dont fait partie le Hezbollah et qui est majoritaire au Parlement, ne reconnaît pas le tribunal. Les députés du mouvement politique chiite refusent d'ailleurs systématiquement les entrevues à ce sujet.

Selon le général Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre, qui fait partie de cette alliance, le TSL est un outil des Occidentaux pour déstabiliser le Hezbollah. Son conseiller diplomatique, Michel de Chadarevian, craint même que le TSL alimente les tensions religieuses. «Si le Hezbollah est accusé politiquement de l'assassinat de Hariri, de confession sunnite, dans la mentalité libanaise, c'est que le chiite a tué le sunnite. Si les sunnites prennent leur revanche, ça va créer une guerre.»

Ceux qui remettent en question le tribunal dénoncent aussi les irrégularités dans les procédures depuis le début de l'enquête. «En presque sept ans, la seule chose qu'on ait pu trouver, c'est quatre personnes dont on ne voit pas du tout les motivations pour l'assassinat de Rafic Hariri, c'est un peu triste», constate Georges Corm, juriste proche de l'alliance du 8 mars et ancien ministre des Finances libanais.

Incriminé

Du côté du Bloc du 14 mars, coalition dont fait partie le fils de Rafic Hariri, on accuse toujours le Hezbollah et les Syriens d'être responsables de l'assassinat de l'ancien premier ministre. Le nom de cette alliance fait référence à la grande manifestation réclamant le départ des Syriens, qui a regroupé plus de 1,3 million de personnes, un mois après l'attentat du 14 février 2005.

«Le Hezbollah est incriminé, comme toutes les forces politiques qui gravitent autour, dit le secrétaire général du 14 mars, Fares Souhaid. Et Hassan Nasrallah considère les quatre accusés comme des saints.»

Dans son bureau du quartier Ashrafiyeh de Beyrouth, caché derrière un stationnement et gardé par deux policiers, M. Souhaid fume un long cigare. Selon lui, le tribunal a le pouvoir de faire la paix au Liban. «On vit une guerre froide depuis le début des années 90, dit M. Souhaid. Toutes les sociétés hétérogènes peuvent être source de violence, ou de richesse. Nous croyons que la justice peut amener à la réconciliation.»

23

Le 14 février 2005, l'ex-premier ministre libanais Rafic Hariri et 22 autres personnes sont tués lors d'un attentat à la bombe à Beyrouth.

1800

Le nombre de kilogrammes d'explosifs dissimulés dans la voiture piégée utilisée pour assassiner Rafic Hariri.

1757

Numéro de la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU qui autorise l'instauration du tribunal international chargé de juger les assassins de Rafic Hariri, en 2007.

4

Le 17 août 2011, le Tribunal spécial pour le Liban a publié la totalité de l'acte d'accusation contre quatre membres du Hezbollah inculpés dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat de Rafic Hariri.

55,4 millions

Le budget en dollars du tribunal en 2010.