Les tensions sont vives en Israël, où le gouvernement de Benyamin Nétanyahou cherche à adopter avant les vacances une réforme judiciaire controversée pour réduire les pouvoirs de la Cour suprême. Des militaires membres d’unités d’élite, fer de lance de la défense du pays, participent maintenant aux manifestations contre le projet, accentuant la pression sur le gouvernement. Plusieurs se sont confiés à nos envoyés spéciaux.

(Netanya) La foule de manifestants s’anime lorsque Omer Bar-Lev s’approche du micro. L’homme de 69 ans a l’air tout frêle, tout doux, mais les gens ici savent qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Ils savent qu’il y a presque 50 ans, il a risqué sa vie dans le raid militaire le plus audacieux de l’histoire d’Israël, un évènement célébré encore aujourd’hui comme un exploit à peine croyable.

Dans son discours, l’ancien combattant se permet une certaine familiarité lorsqu’il interpelle Benyamin Nétanyahou. Il appelle le premier ministre par son surnom : « Bibi ».

« Bibi ! Nous avons servi dans la même unité. J’ai servi avec ton frère. Honte à toi ! », crie-t-il devant les manifestants survoltés.

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Omer Bar-Lev, lors d’une manifestation contre la réforme du système judiciaire en Israël, à Netanya

La scène se déroule à Netanya, au nord de Tel-Aviv, où sont réunis ce jour-là des manifestants opposés à la réforme judiciaire du gouvernement Nétanyahou. Le projet vise à limiter le pouvoir de la Cour suprême et à réduire sa capacité à annuler des décisions du gouvernement. Le camp Nétanyahou affirme qu’il s’agit d’un redressement nécessaire pour redonner le pouvoir aux parlementaires élus par le peuple, lesquels seraient trop souvent entravés par des juges non élus.

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Manifestation à Netanya, le 15 avril dernier

Ses opposants évoquent un véritable « coup d’État » qui éliminerait un contre-pouvoir judiciaire essentiel à la protection des minorités et des droits fondamentaux dans une démocratie. Le tout au moment même où le premier ministre est englué dans un procès pour corruption.

De vieilles connaissances

Omer Bar-Lev connaît bien la famille Nétanyahou. Il était présent lorsque le frère du premier ministre est mort au combat, le 4 juillet 1976. À l’époque, il faisait partie du Sayeret Matkal, le commando d’élite de l’armée israélienne.

Ce jour-là, son unité a sauvé 102 otages qui étaient retenus par des terroristes à l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda, à la suite d’un détournement d’avion. Les terroristes, qui disaient agir au nom de la cause palestinienne, avaient été accueillis par le dictateur ougandais Idi Amin Dada. Le chef d’État leur avait permis de s’installer dans l’aéroport.

Les soldats israéliens ont atterri dans un gros porteur, déguisés en soldats ougandais. Ils se sont avancés dans une Mercedes ressemblant au véhicule personnel du dictateur, pour tromper la vigilance des gardes. En 90 minutes, ils ont pris d’assaut l’aéroport, ont liquidé les terroristes, puis sont repartis en avion avec les otages rescapés.

PHOTO FOURNIE PAR L’ARMÉE ISRAÉLIENNE

Les commandos israéliens avaient utilisé une Mercedes semblable à celle du dictateur ougandais afin de tromper la vigilance des gardes.

Un seul militaire israélien est mort pendant l’opération : le lieutenant-colonel Yonatan Nétanyahou, frère aîné de Benyamin Nétanyahou, qui avait déjà servi dans la même unité quelques années plus tôt.

Omer Bar-Lev, qui faisait partie de la mission de sauvetage, a connu les deux frères Nétanyahou au fil de sa carrière. Il affirme ne plus reconnaître celui qui est désormais premier ministre.

Sans contredit, il a beaucoup changé. Même si on regarde il y a 15 ans comparativement à aujourd’hui, c’est vraiment un autre homme. Un homme qui pense que lui et le pays sont la même chose. Et que ce qui est bon pour lui est bon pour le pays.

Omer Bar-Lev

Nombre d’autres vétérans de l’opération d’Entebbe ont signé une lettre ouverte dans laquelle ils mettent en opposition Yoni Nétanyahou et son frère. D’un côté, le « brave commandant » qui « s’est sacrifié les yeux ouverts pour l’État et le peuple d’Israël », disent-ils. De l’autre, le politicien qui « sacrifie l’État et le peuple d’Israël pour ses propres intérêts ».

Le rôle essentiel des réservistes

Ils sont des milliers de vétérans et de réservistes de l’armée à s’être joints au mouvement de protestation. Beaucoup menacent de ne plus se présenter volontairement pour le service si le projet de réforme judiciaire va de l’avant. Leur parole pèse lourd, dans un pays qui a connu sept guerres, qui est entouré d’ennemis, et où la réserve compte 465 000 soldats contre 170 000 en service permanent.

Dans la plupart des pays démocratiques, il serait impensable de voir des militaires se mêler ainsi de politique. « C’est particulier à Israël, car notre armée est basée sur le peuple. Une grande partie de l’armée est constituée par la réserve », explique Omer Bar-Lev, qui a déjà servi brièvement comme ministre de la Sécurité nationale dans un précédent gouvernement.

Ce que nous disons, c’est que ce gouvernement essaie pratiquement de changer notre déclaration d’indépendance, qui dit qu’Israël sera un État juif démocratique. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes battus plusieurs fois au fil des ans.

Omer Bar-Lev

Yoaz Hendel, ancien ministre des Communications dans un précédent gouvernement de coalition de Benyamin Nétanyahou et réserviste au sein d’une unité de commandos maritimes israéliens, souligne de son côté que la crise actuelle a changé la donne pour bon nombre de ses frères d’armes. Beaucoup ont été révoltés quand le premier ministre a congédié le ministre de la Défense Yoav Gallant, qui avait émis des réserves au sujet de la réforme judiciaire (il l’a ensuite réinstallé dans ses fonctions).

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Yoaz Hendel, réserviste dans les commandos maritimes israéliens

« Dans mon unité des forces spéciales, les gens ne se sont jamais intéressés à la politique. Ils ne se sont jamais intéressés à ce que je fais. Ils aiment la vie, prendre du bon temps, ils ne comprennent pas pourquoi je m’impose toute cette merde. Mais quand Nétanyahou a renvoyé le ministre de la Défense, l’ancien commandant de notre unité, ces gens sentaient que c’était la fin du monde. Ils sont sortis manifester », souligne-t-il.

« À partir de ce moment, quelque chose a changé. Ce n’était plus seulement la gauche et les manifestants habituels dans les rues », raconte M. Hendel.

« Je crois que plusieurs réservistes disent que nous n’allons pas servir des gens sans morale. Je crois que nous ne pouvons pas servir si nous ne sommes pas une démocratie », renchérit Yonti Bahat, lieutenant-colonel au sein d’une unité de parachutistes de l’infanterie de réserve.

L’armée fait partie de sa vie depuis une trentaine d’années. « J’étais à Gaza, dans le sud du Liban, en Cisjordanie », raconte-t-il en se remémorant ses missions.

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Yonti Bahat

Il a participé aux manifestations parce qu’il craignait que le projet du gouvernement ne menace la nature même de l’État israélien. « Les réservistes, nous allons tout faire pour l’État d’Israël et le peuple. Mais pas pour le leader », dit-il en référence au premier ministre.

« Une véritable mutinerie »

Au cours des derniers mois, face à la grogne, le gouvernement a abandonné plusieurs dispositions de son projet de réforme judiciaire. Mais il tente toujours de faire adopter avant les vacances du Parlement une réforme qui limiterait la capacité de la Cour suprême à invalider des lois qu’elle juge « déraisonnables ».

La semaine dernière, une chaîne de télévision israélienne a diffusé un enregistrement dans lequel on entend le premier ministre critiquer durement les militaires qui se rangent publiquement du côté de ses opposants.

« C’est une chose qui endommage le corps de l’État, la sécurité de l’État. Ce n’est pas seulement diminuer nos capacités, ça affecte aussi notre force de dissuasion. »

Gadi Taub, enseignant à l’Université hébraïque de Jérusalem et animateur de la balado conservatrice Gatekeepers, est un farouche partisan de la réforme judiciaire de Benyamin Nétanyahou. Pour lui, les militaires dépassent les bornes en tentant de faire plier un gouvernement élu démocratiquement.

« Ils ont commencé une véritable mutinerie dans l’armée ! Et leurs chefs ont refusé d’arrêter ça », s’insurge-t-il.

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Gadi Taub, enseignant à l’Université hébraïque de Jérusalem

Même l’état-major a dit : il y a des lignes rouges à ne pas dépasser [pour le gouvernement]. De quoi parlent-ils, des lignes rouges ? Vous n’êtes pas des colonels dans une république bananière ! Vous êtes soumis au pouvoir exécutif !

Gadi Taub, enseignant à l’Université hébraïque de Jérusalem

Selon M. Taub, le fait que les protestataires soient issus surtout des unités des forces spéciales et de la prestigieuse classe des pilotes montre que ce sont les « élites » qui veulent protéger le pouvoir de la Cour suprême. Une cour qui s’oppose souvent, selon lui, à la volonté de la majorité, en ouvrant les portes du pays aux migrants, par exemple.

« Les pilotes ont dit qu’ils refuseraient de servir si la réforme est adoptée. Et ensuite, un mécanicien de l’aviation a appelé à la radio, et il a dit : “Si les pilotes croient que leur vote vaut plus que le mien, qu’ils fixent les bombes eux-mêmes sur leurs avions.” À ce moment, on réalise qu’il s’agit d’une lutte des classes », affirme-t-il.

« Ce sont encore les élites, avec leurs bastions dans les forces spéciales et chez les pilotes, qui sont derrière ce mouvement », conclut-il.

La réforme en six temps

4 janvier

Alors que le premier ministre Benyamin Nétanyahou est en procès et accusé de corruption, son gouvernement annonce un projet de réforme de la justice visant à accroître le pouvoir des élus face à celui des juges.

7 janvier

Des milliers d’Israéliens manifestent à Tel-Aviv. Les manifestations deviendront hebdomadaires et attireront des dizaines de milliers de personnes dans plusieurs villes du pays – dont plus de 100 000 à Tel-Aviv, le 11 mars.

21 février

Le haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Volker Türk, exhorte Israël à « suspendre les modifications législatives proposées ». Le président israélien Isaac Herzog qualifiera, deux semaines plus tard, la réforme de « menace pour les fondements de la démocratie » et proposera un compromis pour éviter la « guerre civile ».

25 mars

Benyamin Nétanyahou annonce une « pause » dans le processus d’adoption de la réforme, reportée à la prochaine session parlementaire.

18 juin

Après de longues négociations avec l’opposition, le premier ministre annonce vouloir faire avancer à nouveau son projet de réforme judiciaire.

29 juin

Benyamin Nétanyahou confirme avoir abandonné l’une des clauses les plus controversées de sa réforme, qui aurait permis au Parlement d’annuler les décisions de la Cour suprême à majorité simple. Il conserve toutefois d’autres mesures destinées à réduire le pouvoir de la Cour.

Avec l’Agence France-Presse