« Bienvenue », dit le panneau à l’entrée de Kfar Aza, un village israélien luxuriant séparé de la frontière avec la bande de Gaza par quelques champs. Sur le chemin, un autre panneau indique la direction de la salle de sport et de la piscine.

Puis, on voit les jambes d’un cadavre boursouflé, vêtu d’un treillis, qui dépassent d’un buisson. À côté, une veste kaki portant l’insigne d’un commando du Hamas, le groupe islamique qui contrôle l’enclave côtière palestinienne.

Après la cafétéria du village, la garderie et le centre culturel, on aperçoit des rangées ordonnées de maisons beiges à un étage. Et l’ampleur de l’horreur commence à se manifester.

PHOTO SERGEY PONOMAREV, THE NEW YORK TIMES

Soldats israéliens en patrouille à Kfar Aza

Quatre jours plus tôt, des centaines de combattants du Hamas ont franchi la barrière frontalière israélienne pour mener l’attaque la plus directe sur le pays depuis des décennies, envahissant deux douzaines de villes et de communautés, dont celle-ci, dans une tuerie sanglante. Mardi, les soldats et les secouristes ont entamé la tâche macabre de dégager les corps.

Ils avancent lentement, de maison en maison, de peur que des tireurs du Hamas se cachent encore à l’intérieur ou les aient piégées. Des grenades actives les guettent, attendant d’être neutralisées par les sapeurs. Ils transportent un habitant dans un sac mortuaire sur une civière et le placent à l’arrière d’un camion. Puis un autre. Et encore un autre.

Le photographe et la reporter du New York Times ont été parmi les premiers journalistes autorisés à entrer dans le village depuis l’assaut meurtrier. Ils ont été accompagnés par l’armée israélienne dans la zone qui reste généralement interdite.

Après des jours de choc et de chaos national, les dimensions de l’atrocité qui s’est déroulée ici commencent maintenant à apparaître clairement. Au total, plus de 1000 soldats et civils ont été tués en Israël. Personne ne sait encore combien d’entre eux exactement gisent ici, à Kfar Aza, mais ce lieu apparaît de plus en plus comme l’un de ceux où l’effusion de sang a été la pire. Selon les soldats et les secouristes, des dizaines, voire des centaines de personnes ont été massacrées ici, y compris des grands-parents, des nourrissons et des enfants.

« Ce n’est pas une guerre ou un champ de bataille, c’est un massacre », a déclaré le général de division Itai Veruv, un commandant israélien sur place.

C’est quelque chose que je n’ai jamais vu de ma vie, quelque chose qui ressemble plus à un pogrom de l’époque de nos grands-parents.

Itai Veruv, commandant israélien

Au moins une douzaine de cadavres sont éparpillés le long des allées et sur les pelouses. Certains sont ceux de combattants du Hamas et d’autres, d’Israéliens recouverts de couvertures. L’odeur de la mort flotte dans l’air.

L’harmonie détruite

Kfar Aza, un kibboutz (village communautaire), a été fondé en 1951, trois ans après la création de l’État d’Israël. Les premiers colons ont longtemps été considérés comme l’élite socialiste du pays, pionnière et proche de la terre. Comme ceux qui vivent dans la plupart des autres kibboutz, les résidants sont généralement des libéraux de gauche.

Plus récemment, avec le glissement d’Israël vers la droite, les kibboutzniks, comme on les appelle, ont été rejetés par les partisans du gouvernement ultranationaliste comme des snobs privilégiés, ou pire, comme des traîtres.

Avant l’assaut, Kfar Aza était l’image d’une communauté soudée d’environ 750 âmes, avec un club social et une synagogue. Aujourd’hui, c’est un tableau désolé où la vie a été interrompue. Certains habitants sont portés disparus et pourraient faire partie des quelque 150 otages emmenés à Gaza. Ceux qui ont survécu au bain de sang ont été évacués dans des hôtels à travers le pays.

En traversant le village, on entend les tirs de roquettes et de mortiers en provenance de Gaza, les tirs d’artillerie israéliens sur l’enclave et les coups de feu des soldats israéliens qui, accroupis dans les champs, continuent à sécuriser la zone. Entre les deux, un silence inquiétant.

PHOTO SERGEY PONOMAREV, THE NEW YORK TIMES

Au loin, de la fumée s’élève de la ville de Gaza, prise pour cible par les forces israéliennes depuis l’attaque du Hamas.

Dans une petite maison, dans la partie du kibboutz où vivaient de jeunes adultes, deux corps gisent sur le sol. Le plafond blanc est parsemé de trous de balle et d’éclats d’obus, comme un négatif macabre d’un ciel étoilé. La maison a été saccagée, mais une étagère à épices richement colorée reste intacte. D’autres maisons ont été brûlées, leurs intérieurs entièrement carbonisés.

Quelques maisons sont restées intactes, figées dans le temps, avec des poussettes d’enfant et des vélos laissés sous le porche.

Mais à proximité se trouvent les restes d’une camionnette accidentée et d’un parapente improvisé, deux des véhicules utilisés par les hommes armés pour franchir la frontière.

Un kibboutz en deuil

L’une des survivantes de l’assaut, Shay Lee Atari, une chanteuse, s’est exprimée depuis son lit d’hôpital devant les médias israéliens, berçant son bébé de 1 mois et décrivant comment son conjoint les avait aidées, leur fille et elle, à s’enfuir alors que des hommes armés entraient dans leur maison.

Elle a expliqué qu’elle avait couru et s’était cachée dans un débarras, couvrant son corps et celui de son bébé, Shaya, avec des sacs de terre qu’elle y avait trouvés. Lorsque cet abri n’a plus été sûr, elle a couru sur une pelouse, sous les tirs, et a frappé aux portes jusqu’à ce qu’une famille les laisse entrer. Au total, dit-elle, ils ont attendu 27 heures avant d’être secourus. Son compagnon, Yahav Wiener, est porté disparu, a indiqué Mme Atari.

« Je ne sais vraiment pas où était notre État », a-t-elle déclaré, faisant écho à la colère et à la perplexité de nombreux Israéliens qui se demandent comment le pays, avec ses fameuses capacités militaires et de renseignement, a pu être pris à ce point au dépourvu et sans préparation.

Ils nous ont abandonnés […]. Ils étaient sur Twitter. C’est là qu’ils étaient.

Shay Lee Atari, survivante de l’attaque contre Kfar Aza

Les visages souriants d’autres victimes peuvent être vus sur des photos diffusées sur les réseaux sociaux par leurs familles et leurs amis endeuillés. Il y a la famille Kedem Siman Tov – deux parents et trois jeunes enfants, tous tués. Il y a aussi Itai et Hadar Berdichevsky, qui ont caché leurs jumeaux de 10 mois avant d’être abattus. Les jumeaux ont été sauvés 13 heures plus tard.

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Des soldats israéliens inspectent les corps de victimes de l’attaque du Hamas à Kfar Aza.

Le choc et la rage qui percolent actuellement dans la société israélienne s’ajoutent à des mois de bouleversements provoqués par les projets de réforme judiciaire du gouvernement, ce qui a aggravé des dissensions sociales, politiques et ethniques de longue date.

Une bannière antigouvernementale a été hissée en haut du château d’eau du kibboutz de Kfar Aza. Elle porte la légende « Honte ! ».

En dessous, à quelques mètres de là, six autres corps d’habitants dans des housses mortuaires noires sont étendus sur le sol.

Cet article a d’abord été publié dans le New York Times.

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