(Sdérot, Israël) « Je pensais avoir tout vu. » Après 33 ans de services pour ZAKA, un organisme caritatif israélien chargé de récupérer les corps des victimes de terrorisme, d’accidents et de catastrophes, en Israël et à l’étranger, Yossi Landau croyait avoir été témoin de toutes les horreurs de la Terre.

Au front de tous les cataclysmes, il était aux attentats du 11-Septembre, à ceux de Bombay (Mumbai), au séisme en Haïti. Mais rien au monde n’aurait pu le préparer à ce qu’il a vu dans le sillage sanglant des terroristes du Hamas, chez lui, en Israël. Dix jours après les attaques meurtrières, Yossi Landau n’en a pas encore dormi, ou si peu. Le secouriste de 55 ans, barbe grise et traits pâles et fatigués, a perdu cinq kilos. « Je ne peux rien manger parce que tout ce que je sens, c’est l’odeur des cadavres… »

Il raconte son histoire au cœur de la petite ville de Sdérot, à deux kilomètres de la bande de Gaza.

Le 7 octobre, à l’aube, les terroristes sont entrés dans Sdérot, mitraillettes en main, abattant ceux qui avaient le malheur de croiser leur route. Ils ont rapidement pris d’assaut le poste de police et s’y sont barricadés. Le siège s’est poursuivi jusque dans la nuit. Après d’intenses combats, les forces israéliennes ont rasé l’immeuble – et ce qui pouvait rester à l’intérieur.

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Les vestiges du poste de police de Sdérot

Pour Yossi Landau et son équipe, Sdérot n’a été que la première étape d’un voyage au bout de l’enfer. Ils ont pris la route vers le sud, où des kibboutz avaient été attaqués. « Normalement, le trajet prend 20 minutes. Ça nous a pris 11 heures. »

La route était parsemée de carcasses de voitures incendiées, renversées, criblées de balles. Il fallait mettre les corps dans des sacs mortuaires, avant de les embarquer dans des camions réfrigérés qui les emporteraient à la morgue.

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Une voiture endommagée lors de l’attaque du Hamas à Sdérot

Les secouristes ont ensuite atteint le site dévasté du festival de musique de Réïm, où les jeunes rassemblés pour danser dans le désert n’ont eu aucune chance. « Mon équipe a récupéré 162 corps là-bas, raconte Yossi Landau. 80 % des victimes avaient été abattues dans le dos. »

Ce n’était pas le pire. Sa voix s’étrangle lorsqu’il évoque l’étape suivante : le kibboutz de Be’eri.

Sdérot est une ville fantôme, évacuée en prévision des combats imminents dans la bande de Gaza, située à un jet de roquettes. Seuls des militaires s’aventurent dans ses rues désertes. Des militaires et… des journalistes, venus de tous les coins du monde.

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Des militaires patrouillent dans les rues de Sdérot.

Nous avons été invités à prendre part à un « tour » organisé par le gouvernement israélien. « N’oubliez pas votre matériel de protection ! », nous ont rappelé les organisateurs à la veille du départ.

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Les médias internationaux ont été conviés à une rencontre à Sdérot.

Lundi, en matinée, un autocar climatisé nous a donc cueillis à Jérusalem pour nous offrir la visite la plus glauque de tous les temps.

À Sdérot, des représentants du gouvernement nous ont rappelé les morts, les otages, les roquettes lancées sur Israël. Ils nous ont montré des photos, insoutenables. Des bébés assassinés, des corps brûlés vifs, un soldat décapité, une femme au pantalon ensanglanté…

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Amichai Chikli, ministre des Affaires de la Diaspora d’Israël

Nous avons eu droit à des discours enflammés. « C’est l’une des attaques les plus barbares et horribles de l’histoire de l’humanité », s’est emporté le ministre des Affaires de la Diaspora, Amichai Chikli. « L’ennemi n’a pas de limite dans sa cruauté et sa brutalité. Cet ennemi doit être vaincu et détruit ! »

Autour de nous, les murs étaient couverts d’affiches. « KIDNAPPED », pouvait-on lire en lettres blanches sur fond rouge. Chaque affiche montrait un otage du Hamas. Amelia, une fillette de 5 ans aux boucles blondes. Yafa, une grand-mère de 85 ans. Des dizaines d’autres visages souriants, insouciants.

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Affiches de personnes enlevées par le Hamas

Photos aériennes à l’appui, les représentants nous ont ensuite expliqué que les frappes israéliennes ne ciblaient que des sites liés au Hamas. Que le groupe armé utilisait les civils comme boucliers humains. Qu’il se terrait dans les maisons, les écoles, les hôpitaux. Que l’armée israélienne prévenait les civils avant de procéder à des frappes…

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Joël Lion, diplomate israélien très actif auprès de la presse étrangère, ne le cache pas : le tour a été organisé parce que cette guerre, comme toutes les guerres, en est aussi une d’information.

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Joël Lion, diplomate israélien (à droite)

Ce n’est évidemment pas un hasard s’il a lieu au moment où le triste sort des Gazaouis fait les manchettes internationales. Dans le cycle des médias, les images d’enfants palestiniens couverts de sang et de poussière ont remplacé celles des enfants israéliens disparus ou assassinés.

La brutalité des attaques du Hamas a poussé les pays occidentaux à soutenir Israël sans réserve. Mais les Israéliens sont conscients que ce soutien risque de s’éroder à mesure que la crise humanitaire s’aggravera dans la bande de Gaza.

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Les décombres du poste de police de Sdérot

Le refroidissement a déjà commencé, regrette Joël Lion. « On a toujours l’impression que c’est nous, les méchants. C’est nous, les vilains, dans l’histoire. C’est nous qui faisons tout pour empêcher les pauvres Gazaouis de vivre normalement… »

Cette guerre n’a pourtant rien à voir avec le conflit israélo-palestinien, assure cet ancien consul général d’Israël à Montréal. « Nous avons affaire à un groupe terroriste fanatique. C’est incompréhensible, ce qui s’est passé. Tuer des bébés dans leur berceau… pourquoi ? »

Vers la fin du tour, on nous apprend que la visite du kibboutz de Be’eri est annulée en raison de la « situation sécuritaire ». Trop dangereux. Impossible de nous y rendre par nos propres moyens ; le kibboutz se trouve en zone interdite. Autour, des barrages forcent à rebrousser chemin.

Nous avons tout de même droit au témoignage de Yossi Landau. Les représentants israéliens l’ont sans aucun doute invité pour passer un message, mais son histoire, poignante, est sincère. Elle crève le cœur.

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Yossi Landau

En cinq jours, son équipe a récupéré plus de 650 corps – y compris ceux des assaillants.

Au kibboutz de Be’eri, le secouriste a craqué pour la première fois de sa vie. Depuis, il est hanté par des scènes d’une violence inouïe. Une femme enceinte, abattue de la pire des façons. Des parents, les mains attachées derrière le dos. Leurs enfants, attachés eux aussi, à l’autre bout de la pièce. Ils portent des marques de torture.

« Ces corps nous parlent, raconte Yossi Landau. Ils nous racontent ce qui a pu se passer. » Il avait toujours cru que ça faisait partie du métier. Mais cette fois, c’est différent. Les corps de Be’eri n’ont jamais cessé de parler. « Ils nous parlent au milieu de la nuit… »