(Tel-Aviv, Israël ) Ils n’ont laissé que le chien. Le matin du 7 octobre, au kibboutz Kfar Aza, les terroristes du Hamas ont enlevé la femme et les trois jeunes enfants d’Avichai Brodutch. « J’ai pris le chien et je suis venu ici. Je me suis assis sur une chaise avec une petite affiche qui disait : Ma famille est à Gaza. »

Depuis, Avichai Brodutch n’a pas bougé, déterminé à camper sur un trottoir de Tel-Aviv jusqu’à ce que sa famille lui soit rendue. Il n’a pas bougé, mais il n’est plus seul avec son chien devant le ministère de la Défense israélien, « là où toutes les décisions sont prises, en ce moment ».

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Avichai Brodutch, dont la femme et les trois jeunes enfants ont été enlevés par le Hamas

Chaque jour, des citoyens le rejoignent, couvrant les murs fortifiés des bureaux du ministère de portraits d’otages coincés à Gaza. Ils apportent d’autres chaises et dressent des tentes pour s’abriter du soleil. Ils distribuent de l’eau, des roses, des rubans jaunes. Les automobilistes klaxonnent en signe de soutien.

Tous sont unis dans la douleur. Tamar Orr a fait la route depuis la Galilée, dans le nord d’Israël. « Parce qu’il n’y a rien de plus important que d’être là, maintenant. » Pour Adva Weinstein, « partager des publications sur Facebook ne semblait pas suffisant ».

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Des Israéliens manifestent leur soutien aux otages du Hamas devant le ministère de la Défense, à Tel-Aviv.

Coïncidence : le ministère de la Défense est situé à l’intersection des rues Kaplan et Begin, où se sont réunis pendant des mois des milliers d’opposants au gouvernement ultranationaliste de Benyamin Nétanyahou. En juillet, le maire de Tel-Aviv a rebaptisé l’intersection « place de la Démocratie ».

Le 7 octobre, toutes ces manifestations ont été brutalement interrompues. Confrontés aux attaques sans précédent du Hamas, les résidants de cette ville côtière, libérale et cosmopolite, sont immédiatement passés de la protestation à la mobilisation.

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Adva Weinstein a pris part à Tel-Aviv à la manifestation en soutien aux otages retenus dans la bande de Gaza.

Les réservistes qui menaçaient de faire la grève sont rentrés dans les rangs. Le centre des congrès de Tel-Aviv a été transformé en cellule de crise où 1500 bénévoles, experts en technologies, aident à localiser les otages retenus dans la bande de Gaza.

« En quelques heures, les plateformes qui servaient à organiser les manifestations contre le gouvernement se sont mises à recruter et à mobiliser », dit Gideon Rahat, politologue de l’Université hébraïque de Jérusalem.

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Gideon Rahat, politologue de l’Université hébraïque de Jérusalem

C’est une chance que nous puissions compter sur un capital social fort en Israël. Les gens sont prêts à compenser ce que l’État est incapable de faire.

Gideon Rahat, politologue de l’Université hébraïque de Jérusalem

Le populisme du gouvernement Nétanyahou et ses campagnes de désinformation à la Trump ont corrodé l’État israélien, dit le politologue. « Au point où, le jour où on a eu besoin de lui, il n’y avait pas d’État. C’est ce qui s’est passé, le 7 octobre. »

Ce jour-là, le plus meurtrier dans les 75 ans d’histoire d’Israël, quelque chose s’est brisé dans le pays. « Le choc a été incommensurable. Il n’y a jamais eu autant de Juifs tués en un seul jour depuis la Shoah », rappelle Hillel Revivo, ancien étudiant de Polytechnique Montréal rencontré au mur Occidental (dit des « Lamentations »), à Jérusalem.

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Abraham Stadtman, juif orthodoxe rencontré au mur Occidental, à Jérusalem

« Nous avons été très complaisants, à croire que nos militaires pouvaient tout arrêter, regrette Abraham Stadtman, juif orthodoxe également croisé en ce lieu de prière. Les Israéliens étaient déchirés par les luttes intestines. Désormais, les gens réalisent que le Hamas ne fait pas la différence entre les Juifs religieux ou laïques, entre ceux de gauche et ceux de droite. »

L’objectif du Hamas est de les exterminer tous, sans distinction.

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Les photos des otages sont portées bien haut par les Israéliens réunis près du ministère de la Défense, à Tel-Aviv.

Le massacre de 1300 hommes, femmes et enfants a « déclenché une alarme intégrée en chaque Juif », celle de l’Holocauste, dit Gideon Rahat. « Les gens laïques, comme moi, nous sommes venus en Israël parce que l’Europe ne voulait pas de nous. Nous avons créé notre propre État afin d’être en sécurité. Mais ceux qui ont été massacrés n’étaient pas en sécurité. Nous considérons ça comme un pogrom. Et notre réaction, en tant que peuple, c’est de nous battre pour notre vie. »

Le général Yaakov Amidror l’admet : il s’est trompé. Lourdement. Ancien conseiller à la sécurité du premier ministre Nétanyahou, il a cru que le Hamas pouvait changer. « Le groupe avait des responsabilités auprès des gens de Gaza. » Il procurait des services de base. Depuis le retrait unilatéral des Israéliens, en 2005, il assurait une certaine stabilité dans l’enclave palestinienne.

« C’était une erreur, concède le général à la retraite. Nous avons appris à la dure que le Hamas est une organisation terroriste, ni plus ni moins. C’est une combinaison entre Al-Qaïda et le groupe État islamique, qui doit être traitée comme Al-Qaïda et le groupe État islamique. Par cela, je veux dire que le Hamas doit être annihilé. »

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Joël Lion, diplomate israélien (à droite), à Ramallah, en Cisjordanie occupée, au début de la semaine

Les dirigeants israéliens ne sont pas les seuls à avoir été naïfs, estime le diplomate Joël Lion, ancien consul général d’Israël à Montréal. Le reste du monde l’a été tout autant. Malgré les milliards versés par la communauté internationale en aide humanitaire, le Hamas n’a jamais renoncé à son idéologie mortifère.

Avant, on avait cette inquiétude : si on se débarrassait du Hamas, une organisation encore plus radicale risquait de prendre sa place. Mais qu’est-ce qui peut être plus radical que de tuer des enfants dans leur lit ?

Joël Lion, diplomate et ancien consul général d’Israël à Montréal

« Ce qui est arrivé est horrible », dit Tehilla Benzaquen, étudiante de Jérusalem qui a grandi à Alumim, un kibboutz attaqué le 7 octobre. « Mon cœur est avec les Palestiniens. J’ai des amis palestiniens. Mais ils souffrent de ce régime, autant que nous en souffrons. »

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Un homme distribue des fleurs aux manifestants rassemblés à Tel-Aviv.

« Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut se débarrasser du Hamas, ajoute Hillel Revivo. Je pense qu’il y a une vraie union dans le peuple. Ça va être difficile, il va y avoir des pertes, mais là, il n’y a plus le choix. »

L’unité retrouvée des Israéliens risque toutefois de ne durer que le temps d’une guerre. À terme, l’échec le plus retentissant de l’histoire militaire d’Israël signera peut-être la fin de l’ère Nétanyahou. « Les gens sont unis pour sauver l’État, pas le gouvernement », dit Gideon Rahat.

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Les murs fortifiés des bureaux du ministère de la Défense sont tapissés de portraits d’otages coincés à Gaza.

« Si ce gouvernement avait écouté ce que les militaires avaient à dire, il y aurait eu plus de soldats postés aux frontières de Gaza », croit le politologue. La plupart d’entre eux avaient plutôt été transférés en Cisjordanie pour protéger les colonies juives qui s’y multiplient avec l’appui enthousiaste des éléments les plus extrémistes du cabinet Nétanyahou. « C’est ce qui arrive quand les professionnels doivent se plier aux demandes des populistes… »

Tout cet argent, toute cette énergie pour encourager l’établissement de colonies sauvages qui mettent chaque jour un peu plus d’huile sur le feu du conflit israélo-palestinien. Pendant ce temps, des centaines de citoyens ordinaires ont été massacrés, privés de la protection de l’État. Cette distraction fatale, bien des Israéliens auront du mal à la pardonner à leurs dirigeants.

Mais chaque chose en son temps.

Place de la Démocratie, à Tel-Aviv, Amit brandit une pancarte. « Un échange de prisonniers, maintenant », exhorte l’affiche, près d’un dessin d’horloge affichant minuit moins une.

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« Un échange de prisonniers, maintenant », exhortait l’affiche de ce manifestant à Tel-Aviv.

Le jeune homme a été de toutes les manifestations qui se sont déroulées ici, en des temps moins troublés. Selon lui, l’unité affichée par son peuple ne durera pas.

Tant qu’il y aura cet assaut sur Gaza, les gens ne voudront pas paraître divisés. Mais quand la guerre sera finie, il y aura un séisme en Israël…

Amit, manifestant à Tel-Aviv

Amit souhaite que les autorités en fassent davantage pour obtenir la libération des 199 otages du Hamas. « Il devrait y avoir des négociations. Nous ne devrions pas attendre la fin de cette guerre, parce qu’ils vont tous mourir. »

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Aharon Brodutch est venu d’urgence de Toronto pour rejoindre son frère dont la famille a été enlevée par le Hamas.

Aharon Brodutch est moins pessimiste. Il veut croire à la libération prochaine de sa belle-sœur, de sa nièce et de ses deux neveux. L’homme est venu d’urgence de Toronto pour soutenir son frère Avichai, qui campe sur le trottoir. Un geste désespéré, voire dérisoire ? « Personne n’a eu de formation pour ça, laisse tomber Aharon. Mon frère a décidé de s’installer devant le quartier général militaire parce qu’il ne sait pas quoi faire d’autre. Et parce qu’il n’a personne pour l’attendre à la maison. »