L’appartement est luxueux. Chaque objet qui le décore a été soigneusement choisi ; les paysages encadrés, les tapis ornementaux, la lampe en verre soufflé, la porcelaine. La personne qui habitait ici — et qui est peut-être même morte ici — avait bon goût.

Si je me fie à sa bibliothèque, elle adorait l’art. Klimt, Gauguin, Degas, Carr, Borduas… Elle aimait lire sur de grands créateurs. Elle s’intéressait aussi beaucoup à la culture juive, comme en témoignent les nombreux ouvrages historiques et les quelques recueils portant sur l’Holocauste. Je remarque d’ailleurs une copie d’Every Man Dies Alone, de Hans Fallada. Le roman a été écrit en 1947, en 24 jours. Son histoire n’a rien de drôle — elle porte sur un couple de classe moyenne qui se rebelle contre l’Allemagne d’Hitler —, mais son titre me fait sourire. Parce que s’il est vrai qu’on meurt seul, l’appartement dans lequel je me trouve est rempli de gens venus acheter les biens d’une femme morte qu’ils ne connaissaient pas du tout. Faut croire qu’on peut tout de même attirer les foules, une fois l’arme passée à gauche…

Cette femme était cultivée, donc. Elle était aussi certainement coquette et bien nantie. Ses garde-robes regorgent de cachemires, de chapeaux d’époque et de sacs italiens.

« Rose ! T’as vu ces gants ? »

Je me tourne vers Marie-Sophie. Les gants de cuir rouges qu’elle me pointe sont magnifiques, c’est vrai.

* * *

Marie-Sophie L’Heureux a eu cent vies. Je ne sais pas quels objets j’utiliserais pour tracer les contours de sa personne. Elle a notamment travaillé en journalisme, en santé et en relations publiques. Elle a roulé Montréal-Gaspé à vélo, l’été dernier, pour amasser des fonds pour lutter contre la violence conjugale. Et, des fois, elle se rend dans la maison de défunts pour acheter un divan vintage à bas prix.

Ou de beaux gants de cuir rouges.

C’est elle qui m’a invitée à l’accompagner dans cette liquidation de biens. Elle croyait que ça pourrait m’inspirer une chronique : « C’est assez fascinant de voir tout ce que les gens accumulent au fil d’une vie… »

Fascinant, le mot est juste.

(Je me permets une parenthèse : on est en décembre 2021. On l’ignore, mais bientôt, on sera de nouveau restreintes à nos demeures, sans possibilité de visiter nos amis ou notre bureau. On ne pourra plus voir que nos murs et objets à nous. Disons que je repenserai beaucoup à cette sortie, dans les semaines qui suivront… Fin de la parenthèse.)

Avant Marie-Sophie, j’ignorais qu’on pouvait se pointer chez une personne décédée pour magasiner à même ses armoires. Ici, tout est à liquider : les bijoux, les assiettes, les perruques. Un collant posé sur chaque article en indique le prix. Quelques dizaines d’individus arpentent les pièces de l’appartement, tandis que d’autres attendent à la porte. On sent une certaine cohue, un empressement à mettre la main sur le carré de soie Hermès.

C’est comme un musée dont on pourrait acheter les œuvres.

Un condo transformé en boutique.

Ou plutôt la galerie d’une vie.

Tous ces objets ont voulu dire quelque chose pour celle qui les a posés ici. Ils ont incarné des goûts, des souvenirs, des désirs. Aujourd’hui, ils deviennent anonymes.

En disséquant la maison, on prive chaque article de son histoire. Des liens qui l’unissent à ce qui l’entoure, comme à celle qu’il a rendue heureuse. Plus on achète, plus il est difficile de deviner ce qui animait la femme qui habitait ici.

Une minuscule flasque est posée sur un imposant meuble de bois. On se demande à quoi elle sert. Marie-Sophie l’ouvre, elle finit par comprendre qu’elle permet de garder avec soi un échantillon de parfum. Sans doute un truc à traîner dans sa sacoche, au cas où on voudrait rapidement s’embaumer le cou. Elle porte l’embout à mon nez : « C’est ça qu’elle sentait, la dame qui vivait ici. »

Elle sentait les fleurs.

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  • « Après trois quarts d’heure de flânage, je me laisse tenter par un plat de service et un grand foulard [photo] », raconte notre chroniqueuse.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    « Après trois quarts d’heure de flânage, je me laisse tenter par un plat de service et un grand foulard [photo] », raconte notre chroniqueuse.

  • Marie-Sophie L’Heureux et les gants de cuir rouges achetés lors de la liquidation de biens

    PHOTO FOURNIE PAR MARIE-SOPHIE L’HEUREUX

    Marie-Sophie L’Heureux et les gants de cuir rouges achetés lors de la liquidation de biens

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Après trois quarts d’heure de flânage, je me laisse tenter par un plat de service et un grand foulard.

Je peux franchement comprendre pourquoi l’évènement est si couru. Je viens de faire des achats responsables. Ces objets usagés auront une deuxième vie. C’est économique et écologique. C’est aussi étrange…

Si intime.

Je n’avais jamais réellement saisi la proximité entre nos biens et notre personne, avant cette visite. (Non, les bonnes vieilles ventes de garage ne m’avaient pas préparée à fouiller la maison d’une défunte pour repartir avec un de ses foulards sans me sentir un peu gênée.)

Marie-Sophie m’explique d’ailleurs que ces visites la ramènent immanquablement à une même question, soit « qu’est-ce qu’il reste de nous, littéralement, quand on meurt ? ».

Elle a raison ; participer à une telle liquidation de biens, c’est forcément réfléchir à ce qu’on laissera derrière à notre tour. L’expérience est plus proche du cours de philo que de la virée en friperie.

Si on pouvait entrer chez moi, à ma mort, sur quoi se précipiterait-on ? Est-ce qu’il y aurait des acheteurs pour comprendre en quoi ce livre m’a poussée à rompre avec un ancien amoureux ? En quoi cette sérigraphie incarne tous mes rêves de 20 ans ? En quoi cette étagère, faite à la main, est l’un des seuls biens matériels qui me lient (ou qui me liaient, plutôt) à mon père ?

Y aurait-il qui que ce soit pour deviner que l’objet de plus grande valeur, dans ma maison, c’est la boîte de bois dans laquelle je garde chaque lettre manuscrite qu’on ne m’ait jamais offerte ? Le moindre bout de papier sur lequel on a pris le temps de poser des mots, rien que pour moi…

En fait, je sais bien que ce que j’ai de plus important ne parlera à personne d’autre.

C’est pourquoi je prendrai soin de mon nouveau plat de service comme s’il avait nourri les plus braves des enfants. Et que je chérirai mon nouveau foulard comme s’il avait caché un cou aux odeurs de fleurs mille fois embrassé tendrement.