Malgré ma vingtaine d'années d'expérience, ma pratique ne cesse de s'alourdir et mes journées de travail sont de plus en plus longues et difficiles. Plus ça va, plus ma pratique ressemble à celle d'un pilote d'Airbus A380. Mais un pilote qui doit tout faire sans équipage.

Malgré ma vingtaine d'années d'expérience, ma pratique ne cesse de s'alourdir et mes journées de travail sont de plus en plus longues et difficiles. Plus ça va, plus ma pratique ressemble à celle d'un pilote d'Airbus A380. Mais un pilote qui doit tout faire sans équipage.

Dans mon groupe de médecine familiale, nous sommes 12 médecins généralistes à faire de la médecine de famille dans la plus pure tradition: nous suivons plus de 17 000 patients, dont plus de 35% sont porteurs de maladies chroniques. Nous faisons aussi des visites à domicile pour plus de 400 patients. Nous sommes ouverts tous les jours de l'année pour les visites sans rendez-vous. Et surtout, nous leur offrons des services de prise en charge sur rendez-vous.

Deux infirmières, une secrétaire et un adjoint d'administration consacrent leur temps à ces patients. Et comme notre groupe de médecine familiale est intégré à un centre de santé et de services sociaux (CSSS), nous profitons aussi du soutien de celui-ci pour l'accueil et les archives de notre établissement. En tout, l'ensemble de ce personnel équivaut à un soutien de 0,8 personne par médecin. Pour fonctionner de façon optimale, nous devrions pouvoir compter sur un équivalent de presque quatre personnes par médecin, selon une intéressante étude du New England Journal of Medicine.

Imaginez un pilote (en l'occurrence le médecin) qui transporte 600 passagers sans autre équipage qu'un chef de cabine (mon infirmière), qui navigue sans instruments ! (car je n'ai aucun dossier informatisé, aucun résultat de laboratoire informatisé et aucune liste de médicaments informatisée) et qui fait deux vols par jour, car j'ai la responsabilité de plus de 1400 patients !

Pourquoi sans équipage, me direz-vous? Parce que je partage une secrétaire avec 12 de mes collègues. Parce que le personnel de mes archives est nettement insuffisant pour classer les résultats de laboratoire dans les dossiers en temps opportun et sortir le dossier de mon patient qui me laisse un message téléphonique quand il y a une urgence. Je dois souvent envoyer moi-même les fax urgents, faire les photocopies pour mes patients que je réfère à un spécialiste en urgence, faire des téléphones pour obtenir les résultats d'investigation ou de consultation. Et je vous épargne le temps perdu à essayer de joindre un collègue spécialiste pour une consultation. Bref, imaginez un pilote qui gère une catastrophe aérienne, qui vole à vue sans instruments et qui reçoit par fax les consignes à suivre pour se sortir du pétrin!

Le pilote doit aussi s'occuper des clients à bord. Je dois, avant le décollage, expliquer les consignes de sécurité (les risques liés aux maladies ou aux médicaments prescrits), m'assurer que tout le monde boucle sa ceinture (faire de la prévention), passer les plateaux (faire les examens annuels, poser les diagnostics, planifier les investigations et ajuster les médicaments) et répondre aux urgences. La sonnette sonne de plus en plus, car beaucoup de mes passagers ont des maladies chroniques et nécessitent des interventions rapides pour éviter les visites aux urgences des hôpitaux.

Pendant ce temps, dans les multiples tours de contrôle (CSSS, agences de santé, RAMQ et ministère), on a des secrétaires et on est informatisé. À la tour de contrôle, on tient à me rassurer. On me dit que je suis une priorité, qu'on va former d'autres pilotes, mais qu'en attendant, ce serait quand même bien si je pouvais m'occuper des autres passagers sur la liste d'attente.

Dans l'aérogare, on entend des messages qui disent aux passagers qu'ils auront une place à bord du prochain vol ! Et que tous les passagers seront pris en charge. MAYDAY MAYDAY au Québec se traduit par MD, MD...

En attendant que d'autres pilotes viennent à la rescousse - et croyez-moi, j'ai très peu de mes étudiants en médecine qui sont tentés par l'aventure de la médecine familiale - voici quelques «pistes» de solution:

- augmenter le personnel de soutien autour du médecin de toute urgence;

- augmenter le nombre d'infirmières dans les GMF, avec un ratio d'une infirmière par deux médecins;

- informatiser le dossier médical, l'accès à l'imagerie et aux résultats de laboratoires;

- valoriser le rôle du pharmacien dans la prise en charge des patients et donner accès aux médecins à la liste informatisée des médicaments des patients;

- valoriser le rôle du médecin de famille, pour que des étudiants en médecine soient tentés de venir nous donner un coup de main.

Si ces mesures étaient mises en place, cela aurait pour effet d'éviter qu'on décide de garder l'avion au sol faute d'équipage adéquat, ou pire encore, que plusieurs d'entre nous soient tentés de troquer leur A380 contre des Global Express et voler uniquement dans des jets privés.