Mon père m'a souvent reproché d'avoir l'esprit de contradiction. À vrai dire, c'était, dans sa bouche, une constatation plutôt qu'un reproche. Il voyait la chose avec une fierté secrète, car c'était un trait que j'avais hérité de lui, farouche anticlérical et libre penseur dans la société conservatrice de son époque.

Mon père m'a souvent reproché d'avoir l'esprit de contradiction. À vrai dire, c'était, dans sa bouche, une constatation plutôt qu'un reproche. Il voyait la chose avec une fierté secrète, car c'était un trait que j'avais hérité de lui, farouche anticlérical et libre penseur dans la société conservatrice de son époque.

Ma mère aussi avait l'esprit critique très développé. C'était une redoutable observatrice des gens et des choses, avec un humour caustique et un impitoyable sens du ridicule.

Pour ma part, c'est moins dans mes rapports sociaux - je suis plutôt réservée dans la vie privée - que dans mon travail de journaliste que s'est manifesté l'esprit de contradiction que m'avaient légué mes parents, à plus forte raison lorsque je suis devenue columnist, en 1980.

Les columnists doivent surprendre et parfois provoquer. La pire chose serait qu'on les trouvât prévisibles, ou enclins à répéter servilement les idées qui courent partout. À quoi sert-il de lire quelqu'un qui ne fait que vous tendre un miroir? Dès que j'ai eu l'extraordinaire privilège de pouvoir m'exprimer librement dans les colonnes d'un grand journal, j'ai pu exploiter cette partie de moi qui avait toujours eu besoin de se faire l'avocate du diable, ou d'énoncer à l'occasion une opinion qui allait à contre-courant.

Le Québec francophone constitue un bassin idéal, d'aucuns diraient difficile, pour qui aime contredire l'opinion dominante, dans la mesure où il est probablement l'une des sociétés les plus homogènes du monde développé. Plus de 80% de ses citoyens partagent la même origine ethnique, la même histoire et la même langue. Les récentes vagues d'immigration n'ont pas encore vraiment entamé cette caractéristique fondamentale. En dehors de Montréal, unique îlot d'hétérogénéité, le Québec fait toujours «la vague», encense les mêmes idoles et conspue les mêmes vilains. La dissidence, si elle est tolérée, n'est pas nécessairement la bienvenue.

Le Québec change souvent de trajectoire, mais toujours en bloc. Après que le nationalisme y eut pris la place qu'occupait naguère la religion, il devint tour à tour étatiste, féministe et laïc.

Beaucoup de gens ne sont pas, sur un point ou sur un autre, sur la même longueur d'onde que la majorité, mais la plupart ne l'avoueront que sous le couvert de la confidentialité, car notre société semble avoir laissé tomber la tradition du débat d'idées qu'elle partageait naguère avec la France. Les insultes personnelles remplacent trop souvent la discussion rationnelle, et l'art de la dialectique semble s'être perdu dans le grand affaissement provoqué par des réformes scolaires inconsidérées. Les médias, dans ce contexte, amplifient la vague. Ils sont en quelque sorte les vecteurs et les gardiens de l'unanimisme.

Je n'oserais prétendre que je suis toujours allée contre l'opinion dominante. Il y a de toute façon beaucoup de consensus auxquels il serait parfaitement déraisonnable de ne pas souscrire. Mais le fait est que j'ai été indépendantiste à une époque où cette idée rebutait l'immense majorité des Québécois, féministe à l'époque où le mouvement en était à ses premières conquêtes, plutôt sympathique à certaines utopies socialistes au moment où elles étaient vues comme le brouet du diable, et passionnément engagée, comme reporter, dans la lutte pour faire du français la langue officielle du Québec à l'époque où cet idéal était fort peu répandu.

Les choses ont ensuite évolué, à la vitesse de l'éclair et à coup de virages radicaux comme tout ce qui se passe au Québec (toujours la quasi-unanimité!), et chaque fois j'ai été portée à prendre du recul, devant la forme extrême que revêtait le changement... Ce qui devrait au final me classer comme une modérée. C'est en quelque sorte le syndrome de la chaloupe. Si elle tangue trop d'un côté, mon instinct me pousse à pencher de l'autre côté.

On verra donc, dans ce recueil de chroniques, que j'ai souvent réagi contre les excès de l'idéologie féministe et du militantisme linguistique. J'ai réagi, dans le même esprit, contre l'adulation que le Québec des années 1990 manifestait envers Québec inc., que j'avais baptisé par dérision «le Merveilleux Monde des Affaires». J'ai dénoncé à maintes reprises les grèves sauvages dans le secteur de la santé, à l'époque où il était très mal vu de critiquer les syndicats. Sur le Proche-Orient, je suis souvent allée à contre-courant de l'opinion dominante, ne serait-ce que pour donner une autre version que celle à laquelle adhère, avec une unanimité déconcertante, une très large partie de la population québécoise francophone.

J'ai réagi contre le mouvement écologiste quand il a pris l'allure d'une croisade absolutiste qui excluait le doute et la critique, ce qui fut le cas jusqu'en 2009. On verra aussi que mon instinct m'a poussée dans un premier temps à refuser les accommodements raisonnables aux minorités intégristes... mais qu'à la réflexion, et devant la tournure que prenait ce débat, j'ai glissé vers des positions beaucoup plus tolérantes.

Le bonheur d'écrire

J'ai adoré l'époque où j'étais reporter, et je crois fermement que cet aspect du métier - la transmission de l'information - est l'essence même du journalisme, le reste (chroniques, éditos, caricatures, billets, rubriques, etc.) n'étant en quelque sorte que le glaçage sur le gâteau ou le gingembre dans le tajine. C'est ce qui donne à un journal une partie de sa personnalité, mais ce qui compte c'est le gâteau sous le glaçage et l'agneau dans le tajine.

Cela dit, les interviews, les enquêtes et la couverture des événements n'ont jamais été ce que je préférais. Je n'ai d'ailleurs jamais été une très bonne newsgetter. Ce que j'aimais par-dessus tout, c'était le moment, de retour d'un reportage, où je m'asseyais devant ma machine à écrire.

La fonction de columnist est le cadeau du ciel aux journalistes qui aiment écrire, car la chronique repose essentiellement sur l'art de l'écriture. Une chronique mal écrite, où l'auteur n'a pas un ton, un style, une approche un peu originale, sera sans intérêt.

Écrire pour un journal n'est pas du grand art, c'est encore plus jouissif: c'est de l'artisanat. On a une idée en tête, on choisit l'angle, on produit un premier jet, on taille, on élague, on fusionne, on enrichit, on révise... Et voilà le gâteau qui sort du four, le vase qui prend forme sur son tour.

Nuance capitale: aucun columnist n'écrit sur tous les sujets imaginables. Nous avons tous nos domaines de prédilection et puisons chaque jour à diverses sources pour avoir ce qui s'y passe, ce qui signifie qu'avant d'aborder une question, nous avons déjà une idée de ce que nous allons dire. Le travail du chroniqueur ne commence pas au moment où il tape les premières lignes de son article, car il a déjà consulté des sources d'information et réfléchi au sujet, puis mijoté le contenu en pensée. (Les journaux n'ont pas de recherchistes; dans la presse écrite, on fait soi-même ses recherches.)

Et puis après, on est dans l'action de taper sur le clavier, j'oserais dire qu'on est dans le bonheur, car c'en est un. Les paragraphes se succèdent, et puis, comme une bonne petite machine bien programmée, je termine mon texte à peu près au moment où je suis arrivée au nombre de mots requis, comme le cuisinier qui reconnaît à l'odeur que son plat est prêt ou la couturière qui devine à la seconde près quand elle aura terminé son ourlet. Ensuite vient le moment le plus délicieux: le plus gros est fait, il reste à fignoler le tout.

Rien n'a plus facilité le travail d'écriture que l'apparition de l'ordinateur. Il y a 30 ans, nous rédigions nos articles en tapant à la machine (mécanique, pas électrique) des feuillets dotés de copies carbone: une copie pour le typographe, une pour le chef de pupitre, une pour l'auteur... Pour effacer une faute, nous utilisions un pinceau trempé dans de l'encre blanche que l'on devait laisser sécher avant de retaper les mots. Pour refaire une phrase, il fallait la réécrire à la main, le plus lisiblement possible pour que le typographe puisse déchiffrer votre écriture. Quand la correction était trop complexe, on recopiait le feuillet en entier. De guerre lasse, à un moment donné - mais trop tôt - nous rendions notre copie au pupitre.

L'ordinateur fut le miracle que nous n'aurions jamais imaginé dans nos rêves les plus fous. D'abord, on voit de grandes portions du texte, affiché en caractères analogues à ceux de l'imprimerie, ce qui permet d'en juger beaucoup mieux. Ensuite, il suffit d'un clic pour effacer, réécrire, modifier l'ordre des mots, des phrases, des paragraphes. On pourrait se corriger à l'infini s'il ne venait pas un moment où il faut rendre les armes.

Et pourtant, le papier a gardé ses lettres de noblesse. Tous les gens qui écrivent vous le diront: ce n'est qu'en se relisant sur une copie papier que l'on peut vraiment dépister les fautes d'orthographe, les erreurs syntaxiques ou les répétitions inutiles. Est-ce une question d'optique? L'antidote à la fatigue oculaire induite par une trop longue exposition à l'ordinateur? Il reste qu'idéalement, la touche finale d'une rédaction doit passer par la relecture du texte sorti de l'imprimante. (...)