Avec raison, plusieurs ont dénoncé l'irresponsabilité de la publicisation des câbles diplomatiques américains par WikiLeaks. Ce geste risque d'abîmer des collaborations géopolitiques essentielles et de compromettre les intérêts vitaux des démocraties occidentales. On commence à peine à calculer les conséquences de ce désastre. On les devine immenses.

Avec raison, plusieurs ont dénoncé l'irresponsabilité de la publicisation des câbles diplomatiques américains par WikiLeaks. Ce geste risque d'abîmer des collaborations géopolitiques essentielles et de compromettre les intérêts vitaux des démocraties occidentales. On commence à peine à calculer les conséquences de ce désastre. On les devine immenses.

Il faut pourtant situer ces révélations dans une perspective plus large. En fait, l'affaire WikiLeaks confirme le déploiement de l'idéologie de la transparence radicale, qu'ils sont de plus en plus nombreux à confondre avec un approfondissement de la démocratie. Pourtant, rien n'indique qu'il s'agisse véritablement d'une évolution appréciable dans la conduite des affaires politiques. Au contraire.

En fait, la transparence radicale n'est pas étrangère à une forme inédite d'asservissement d'autant plus vicieuse qu'elle se présente sous les traits d'une forme nouvelle d'émancipation. Évidemment, elle n'est pas exclusive au domaine politique. Il suffit de penser au phénomène Facebook qui fonctionne trop souvent à l'étalement grossier de l'intimité et à l'éradication de la pudeur. Il semblerait que tout doit être mis à la lumière du jour.

Mais c'est évidemment pour l'État que cette idéologie a ses effets les plus destructeurs. En fait, l'idéologie de la transparence repose sur une négation du politique. Je propose la définition suivante du politique : le mal nécessaire au service du bien commun. Mais c'est justement l'idée du mal nécessaire qui n'est plus acceptée, c'est l'exigence d'une part d'ombre dans la poursuite d'un grand dessein et dans la défense de l'intérêt national qui est contestée.

La philosophie politique classique nous l'avait enseigné : c'est parce que les hommes sont capables non seulement du meilleur, mais du pire qu'ils doivent être gouvernés. S'ils étaient des saints, ils pourraient probablement se contenter de la morale et du droit. Mais comme nous l'a rappelé Raymond Aron, c'est parce que l'existence humaine se dérobe à ce sublime espoir que le diplomate et le soldat deviennent des figures incontournables pour l'État.

Désormais, le domaine réservé correspondant à l'exercice de la raison d'État sera placé sous la surveillance de procureurs qui le jugeront avec un moralisme empreint d'immaturité. Parce qu'ils n'y comprennent rien, ils assimilent le raffinement diplomatique avec les bassesses de l'hypocrisie. Le décor est planté: le bien contre le mal. Les gentils contre les méchants. Les apôtres de la transparence contre les serviteurs de l'ombre.

C'est cette mise en scène qui justifie l'irresponsabilité déconcertante d'un Julian Assange, un nomade cybernétique aux motivations douteuses, personnage emblématique d'une époque où la figure du délateur se substitue à celle du citoyen. Il faut une certaine inconscience pour présenter les activistes de WikiLeaks comme les militants d'une démocratisation mondialisée de l'information.

En fait, les croisés de la transparence radicale ne semblent tout simplement pas savoir à quel point notre monde est fragile. Il ne leur vient jamais à l'esprit qu'en vidant l'État de ses secrets, ils pourraient compromettre de fragiles équilibres qui empêchent notre monde de basculer d'une paix relative à une guerre ouverte.

L'affaire WikiLeaks devrait nous amener à réfléchir sur les conditions mêmes de la démocratie. Il ne s'agit évidemment pas de valoriser le secret pour lui-même et d'en revenir à une conception sacrée du pouvoir. Il s'agit encore moins d'inviter les Richelieu de notre temps à se blinder contre l'opinion publique, mais de rappeler simplement que la fanatisation de la transparence risque de dégénérer en fantasme totalitaire.

Si la souveraineté s'est heureusement démocratisée au fil de l'histoire, elle doit néanmoins éviter de se déliter dans une vertueuse impuissance, à moins de prendre le chemin d'une pénitence expiatoire. Les seuls qui applaudiront cela seront ceux qui n'acceptent plus l'imperfection tolérable de nos démocraties libérales et qui sont prêts à les frapper au coeur pour les punir de ne pas être absolument fidèles aux principes dont elles se réclament.