On le voit chaque jour un peu plus: la grande colère du monde arabe nourrit toutes sortes d'espoirs. Elle réjouit d'une part tous ceux qui croient qu'un peuple trouve dans la solidarité et l'organisation collective la force nécessaire pour combattre les pires gouvernements. D'autre part, quantité d'analyses projettent sur cette effervescence quelques-uns des fantasmes historiques de l'Occident moderne. Au détriment, me semble-t-il, des aspirations politiques des peuples arabes.

On le voit chaque jour un peu plus: la grande colère du monde arabe nourrit toutes sortes d'espoirs. Elle réjouit d'une part tous ceux qui croient qu'un peuple trouve dans la solidarité et l'organisation collective la force nécessaire pour combattre les pires gouvernements. D'autre part, quantité d'analyses projettent sur cette effervescence quelques-uns des fantasmes historiques de l'Occident moderne. Au détriment, me semble-t-il, des aspirations politiques des peuples arabes.

Il y a d'abord cette foi tenace en l'avènement d'une ère «post-islamiste» au Moyen-Orient. La révolution égyptienne inaugure une ère post-islamiste, nous dit-on, car elle fut l'oeuvre de mouvements séculiers. De prime abord, rien n'étonne dans cette analyse. On nous a tant répété qu'islam et démocratie sont antithétiques qu'il paraît naturel de déduire que la force politique de l'islam décline lorsqu'un peuple musulman réclame la démocratie.

Un fait, hélas, résiste à l'analyse: 95% de la population égyptienne souhaite voir l'islam jouer un plus grand rôle politique (Pew Research Center, 2010). Est-ce là un cas d'aliénation collective? Peut-être pas.

N'oublions pas que, jusqu'à la toute fin, Hosni Moubarak a fondé la légitimité de son règne sur la nécessité d'un régime séculier capable de maintenir une ferme séparation entre le politique et le religieux. Sans la vigilance de l'État séculier et de ses forces répressives, chrétiens et musulmans se seraient entretués, suggérait-on.

Tous ceux qui ont suivi l'actualité des dernières semaines connaissent la vanité de cette rhétorique. L'anthropologue Saba Mahmood soulignait récemment qu'à la place Tahrir comme ailleurs, chrétiens et musulmans priaient côte à côte ; que des églises et des mosquées ont servi de relais stratégiques aux manifestants de toutes confessions.

De l'Égypte à la Libye, ce que les sociétés arabes réclament aujourd'hui n'est pas la laïcité, mais la dignité. Elles ne le font pas contre le courant islamiste, mais avec lui. Ce à quoi ce réveil arabe nous invite n'est pas à y déceler le germe d'une laïcité nouvelle, mais à revoir nos habitudes de pensée. L'État séculier est-il véritablement l'unique solution à la diversité confessionnelle? La réponse, l'avenir nous la donnera. Entre-temps, tentons d'écouter ce que ces soulèvements cherchent à dire, plutôt que de spéculer sur leurs conséquences.

Venons-en enfin au fameux «modèle turc» qu'on souhaite voir l'Égypte épouser s'il fallait qu'un État islamique y voit le jour. Le sociologue Cihan Tugal faisait récemment remarquer que les grands quotidiens du monde occidental tiennent le même discours sur l'«après-Moubarak». Tous prêchent pour l'adoption du modèle turc. Pourquoi cette insistance? Se permettrait-on un tel paternalisme si c'était la France, plutôt que l'Égypte, qui était entrée dans un processus révolutionnaire? Peu probable. Et sans doute s'en justifierait-on en ajoutant que, contrairement à l'Égypte, la France n'abrite pas cet élément obscur et sournois qu'on appelle l'islam politique.

Le «modèle turc» représente aux yeux des analystes occidentaux l'expression politique d'un islamisme modéré et fréquentable. Fréquentable, car ce «modèle» concilie islamisme, ajustements structurels et politiques de libre marché. Prescrire à l'Égypte le «modèle turc» revient essentiellement à taire un élément central des revendications de la société égyptienne.

Ne commettons pas l'erreur de réduire la dignité réclamée à la tenue d'élections libres et à l'absence de torture. La pauvreté, l'injustice et l'absence de perspectives d'avenir sont autant d'atteintes à la dignité humaine ; atteintes contre lesquelles le «modèle» de l'État turc - en bon élève du FMI - apporte peu de solutions.

Et si les sociétés arabes accouchaient de leur propre modèle?