Il y a exactement trois mois, le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un Tunisien anonyme, s'immole par le feu, exaspéré par les humiliations de la police. Il meurt de ses blessures, et tout bascule. Aujourd'hui, une partie du monde arabe est en flammes. Premier bilan.

Il y a exactement trois mois, le 17 décembre, Mohamed Bouazizi, un Tunisien anonyme, s'immole par le feu, exaspéré par les humiliations de la police. Il meurt de ses blessures, et tout bascule. Aujourd'hui, une partie du monde arabe est en flammes. Premier bilan.

Est-ce une révolution? Non. Trop souvent, les mots manquent afin de nommer une chose. Sur le vif, dans l'urgence, les événements dans le monde arabe apparaissent comme des révolutions. À bien y regarder, il n'en est rien, du moins pas pour l'instant. Lorsqu'en 1789 les Français guillotinent leur roi, fonctionnarisent leurs curés, éliminent la noblesse; lorsqu'en 1917 Lénine fusille la famille impériale russe, proclame la république et massacre des millions de ses concitoyens; lorsqu'en 1979 Khomeiny balaie l'empereur d'Iran et transforme une monarchie millénaire en théocratie arriérée, alors on parle de révolution, c'est-à-dire la substitution d'un ordre par un autre. Dans le monde arabe, on assiste plutôt à une contestation du pouvoir en place sans remise en question des systèmes établis. Ce n'est pas rien, et c'est préférable au bain de sang des révolutions antérieures.

C'était imprévisible? Oui et non. Personne, en effet, ne prévoit que la mort atroce d'un vendeur de légumes dans une petite ville de Tunisie provoque un tel souffle. Le grand public et bien des observateurs sont surpris. Pourtant, les signes sont présents, annonciateurs d'une déflagration. En août dernier, le président Barack Obama commande une étude secrète sur le monde arabe. Le document de 18 pages révèle une situation explosive, de Bahreïn à l'Égypte. Obama sait maintenant que quelque chose doit changer dans cette région du monde. Ses réactions depuis trois mois sont amplement dictées par cette étude.

La victoire des médias sociaux? Non. Pour certains, Facebook, Twitter, YouTube, internet jouent un rôle fondamental dans les événements actuels. À tel point qu'un des héros de la chute de Moubarak est Wael Ghonim, chef du marketing de Google pour le Moyen-Orient. Au début, les médias sociaux mobilisent une partie des classes éduquées et aisées des sociétés arabes. Mais ce sont les «vieux» médias qui prennent rapidement le relais et amplifient les mouvements: la radio, premier vecteur d'information dans les pays en développement, transmet l'essentiel; la télévision, en particulier Al-Jazira, diffuse les images et force les pouvoirs à s'ajuster; enfin, la presse écrite, longtemps servile, aujourd'hui libérée, relate l'histoire et la fixe comme référence.

La démocratie arrive? Pas encore. Le mouvement qui agite le monde arabe trouve ses racines dans le marasme économique, l'exclusion politique et l'oppression des minorités. À un certain moment, la chaudière explose et tous les mécontentements se fédèrent en un mouvement insurrectionnel hétéroclite. La chute du dictateur obtenue, il n'est pas certain que le mouvement reste uni. Chaque contexte national est différent. La Tunisie est sur la voie d'une vraie démocratie; le mouvement en Égypte est encore dans la rue et les militaires encadrent la transition; au Yémen, le pouvoir résiste et le pays risque l'anarchie et le chaos; en Libye, Kadhafi écrase dans le sang ses opposants. Dans le meilleur des cas, la démocratie, avec ses pratiques pacifiques de contestation et de compromis, mettra du temps à s'enraciner.

Où cela va-t-il s'arrêter? On n'en sait rien. La Ligue arabe compte 22 membres, et une douzaine de pays sont touchés par la contestation. Deux choses sont claires: le soulèvement réussit là où un espace de liberté, si minime soit-il, existe (Tunisie et Égypte). Il ébranle aujourd'hui des régimes semblables en Jordanie, à Oman et en Algérie. À l'inverse, il se brise face aux vraies dictatures, comme en Libye et, particulièrement en Syrie, où pas une feuille ne bouge. Il reste à voir si le soulèvement peut entamer la citadelle saoudienne, théocratie fanatique et un des moteurs de l'économie occidentale avec ses 20% de réserves mondiales de pétrole. Alors là, comme en Iran en 1979, il pourrait y avoir une vraie révolution.